Выбрать главу

Il n’avait pu m’inviter à son festin d’adieu, mais je n’en fus pas offensé. Il me fit parvenir un message me disant qu’il comprenait mon attitude et qu’il aurait probablement agi de même s’il avait été placé dans la même position. Il m’aurait volontiers invité, mais il croyait savoir que je me sentirais fort embarrassé en présence de certains de ses amis. Je possède encore cette missive pleine de bon sens et me souviendrai toujours de lui comme d’un ami.

Mais à quoi bon dresser la liste de tant d’amis et de connaissances, nobles et respectées, qui moururent ou partirent en exil cette année-là et la suivante ? Il est bien plus plaisant de parler des récompenses que Néron distribua à ceux qui s’étaient distingués dans l’anéantissement de la conspiration. L’empereur donna aux prétoriens la même somme qu’ils auraient reçue si les conjurés l’avaient emporté. Outre cette gratification de deux mille sesterces par tête, il décréta qu’on leur fournirait une ration de blé gratuite. Tigellinus et deux autres officiers reçurent le droit au triomphe et des statues triomphales leur furent érigées sur le Palatin.

Pour ma part, je fis remarquer à Néron que les rangs du sénat s’étaient considérablement éclaircis et que le siège de mon père était toujours vacant. On avait pourtant grand besoin, au comité des Affaires orientales, d’un homme qui, comme mon père, saurait se montrer de bon conseil dans les affaires juives et s’entremettre entre l’État et les Juifs, pour régler notamment les difficultés que provoquaient leur statut spécial. Du point de vue des intérêts même de Néron, il serait sage de nommer des sénateurs dont les actes avaient démontré leur loyauté, car le sénat demeurait peu sûr et nourrissait des sympathies pour la république.

Néron me répondit avec étonnement qu’il ne lui était pas possible de nommer quelqu’un comme moi qui avait si mauvaise réputation. Les censeurs s’y opposeraient certainement. De surcroît, après cette conspiration, il avait perdu sa confiance dans le genre humain et ne se fiait plus à personne, pas même à moi.

Je plaidai énergiquement ma cause et ajoutai qu’à Caere et ailleurs en Italie, je possédais les propriétés terriennes nécessaires. Je devins donc sénateur, suivant le vœu de Claudia. Et rien ne fut opposé à ma candidature, sinon que j’étais trop jeune, ce qui suscita des rires bruyants dans la curie, car il y avait eu depuis longtemps tant d’exceptions que cette question était dépourvue de sens. En fait, nul n’ignorait ce que l’orateur aurait voulu et n’osait pas dire contre moi. La proposition de Néron fut votée, presque à l’unanimité. Je m’empressai d’oublier les noms de ceux qui ne m’avaient pas été favorables, car après la séance, l’un d’entre eux vint à moi le sourire aux lèvres et m’expliqua qu’il n’était pas mauvais pour le bon renom du sénat que les suggestions de détail de l’empereur rencontrassent quelque opposition.

Si je me suis étendu sur les circonstances de la conspiration de Pison, ce n’est pas pour me défendre, car je n’en ai nul besoin, mais pour repousser le plus longtemps possible le moment d’aborder la partie la plus douloureuse de mon récit. Tu auras sans nul doute deviné qu’il s’agit d’Antonia. Après toutes ces années, les larmes me montent encore aux yeux lorsque je songe à son destin.

Peu après le suicide de Pison, Néron fit cerner la demeure d’Antonia sur le Palatin. Trop de conjurés arrêtés avaient avoué qu’elle avait donné son accord pour accompagner l’usurpateur au camp des prétoriens. Certains même affirmaient que Pison avait promis de divorcer pour l’épouser lorsqu’il aurait accédé au principat. Mais je savais à quoi m’en tenir, car Antonia par amour pour moi et souci de l’avenir de mon fils ne pouvait pas même envisager une telle union.

Il ne me fut accordé qu’une nuit encore avec Antonia. Elle me coûta un million de sesterces, le prix de la peur que Néron et Tigellinus inspiraient aux gardes. Mais je ne fus que trop heureux de leur remettre cet argent. Que vaut l’argent face à un amour passionné ? J’aurais volontiers donné tous mes biens pour sauver la vie d’Antonia. Ou au moins une bonne partie de mes biens. Mais c’était impossible.

Durant cette nuit mélancolique, nous envisageâmes sérieusement de tout abandonner pour tenter de fuir en Inde, où j’avais des relations d’affaire. Mais c’était un trop long voyage. Nous conclûmes que nous serions bientôt rattrapés, car les innombrables statues d’Antonia avaient fait connaître ses traits jusque dans les provinces les plus reculées et nul déguisement ne dissimulerait longtemps son noble visage.

Pleurant dans les bras l’un de l’autre, nous abandonnâmes toute fausse espérance. La voix tendre d’Antonia me murmura qu’elle mourrait heureuse et sans crainte, puisqu’elle avait une fois dans sa vie goûté à l’amour véritable. Elle reconnut sans plus de détour qu’elle avait projeté de m’épouser dès que Claudia, de quelque manière que ce fût, serait descendue dans l’Hadès. Cette déclaration est le plus grand honneur qui m’ait jamais été fait. Je ne crois pas mal faire en te la rapportant, car ce n’est point par vanité, mais simplement pour te montrer qu’elle m’aimait vraiment.

Fiévreusement, elle me parla tout au long de la nuit, de son enfance et de son oncle Séjan qui, disait-elle, voulait donner l’empire à Claude s’il parvenait à assassiner Tibère et à obtenir le soutien du sénat. Ainsi Rome aurait-elle échappé au terrible règne de Caius Caligula. Mais le destin en avait décidé autrement.

Nous devisâmes ainsi toute la nuit, main dans la main, tandis que la mort attendait sur le seuil. De le savoir donnait à nos baisers un goût de sang et mettait des larmes brûlantes dans nos yeux. Il n’est pas donné aux hommes de connaître plus d’une fois dans leur vie une nuit pareille, une nuit qu’on n’oublie jamais. Car après cela, tous les autres plaisirs ne sont plus qu’un reflet. Jamais plus je n’ai vraiment aimé une femme.

Le temps fuyait irrésistiblement. L’aube vint, ô combien trop vite ! et Antonia me fit une suggestion qui me stupéfia d’abord, mais malgré que j’en eusse, il me fallut bientôt reconnaître que mon amie parlait sagement. Nous savions tous deux que nous n’aurions plus d’autre occasion de nous revoir. Sa mort était si inévitable que même la Fortune n’aurait pu la sauver.

Elle ne voulait pas prolonger plus longtemps cette douloureuse attente et proposait donc qu’à toutes les voix qui la dénonçaient, je joignisse la mienne. Cela hâterait sa fin, me libérerait définitivement de tout soupçon et assurerait ton avenir, ô mon fils.

La seule idée d’une telle démarche me dégoûtait mais Antonia insistant, je finis par me rendre à ses raisons.

Sur le seuil de sa demeure, elle me donna de sages conseils, dictés par le souci de ta carrière future, m’incitant à nouer des relations d’amitié avec telle ou telle gens, et à barrer la route des honneurs et du pouvoir à certaines autres, à moins que je ne pusse anéantir leur puissance de quelque autre manière.

Les yeux brillants de larmes, elle dit qu’elle ne regrettait de mourir que parce qu’elle se faisait une joie lorsque le moment serait venu, de te choisir une épouse propre à nos projets d’avenir. Elles ne sont pas très nombreuses à Rome. Antonia me pressa d’arranger tes fiançailles à temps et d’user de mon jugement quand ta future épouse aurait douze ans. Mais tu ne tiens jamais compte de mes conseils.

Les gardes s’impatientèrent et vinrent m’inviter à me hâter. Nous devions nous quitter. Je me souviendrai toujours du beau et noble visage d’Antonia qui souriait au milieu de ses larmes, de cet air égaré que lui avait donné notre longue nuit. Mais j’avais un projet meilleur encore que le sien, qui me rendait plus facile le fait de la quitter, quoique chacun de mes pas me parût le plus lourd de ma vie.