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Au temple de la Lune, point de pilier sacré. À côté de l’œuf de pierre, sur un trépied, une femme d’une pâleur mortelle était assise, dans une immobilité si complète que, au sein de la pénombre, je la pris d’abord pour une statue. D’une voix qui miaulait d’humilité, tante Laelia s’adressa à elle en l’appelant Helena et lui acheta des huiles saintes pour oindre l’œuf. En versant l’huile goutte après goutte, elle marmonna une formule magique que seules les femmes ont le droit de connaître. Il est inhabituel que les hommes fassent des offrandes à cet œuf. Tandis que ma tante présentait les siennes, j’examinai les autres offrandes et constatai avec plaisir que plusieurs petites boîtes d’argent rondes figuraient parmi elles. J’étais honteux à l’idée de ce que j’avais promis d’offrir à la déesse de la Lune, et je préférais l’apporter, quand le moment serait venu, dans une boîte fermée.

Alors la femme au teint blafard se tourna vers moi, me scruta de ses effrayants yeux noirs, sourit et dit :

— N’aie pas honte de tes pensées, oh ! toi, beau jeune homme. La déesse de la Lune est plus puissante que tu ne crois. Si tu gagnes ses faveurs, alors tu posséderas un pouvoir incomparablement plus grand que la force brute de Mars ou l’aride sagesse de Minerve.

Elle parlait latin avec un accent qui donnait l’impression que ses lèvres étaient accoutumées aux mots d’une langue ancienne et oubliée. À mes yeux son visage s’agrandit, comme éclairé d’une secrète lumière lunaire et, quand elle sourit, je vis qu’en dépit de son teint livide, elle était belle. Tante Laelia lui parla encore plus humblement et la pensée soudain me frappa qu’elle ressemblait à une chatte famélique qui se frottait et se tortillait insidieusement contre l’œuf de pierre.

— Non, non, pas une chatte, dit la prêtresse toujours souriante. Une lionne. Tu ne vois donc pas ? Qu’as-tu de commun avec les lions, mon enfant ?

Ces paroles me remplirent de frayeur et pendant un très bref instant, je vis une lionne efflanquée et inquiète là où se trouvait tante Laelia. L’animal posa sur moi le même regard de reproche que le lion de la campagne d’Antioche lorsque je lui avais blessé une patte avec mon javelot. Mais la vision s’évanouit quand je me frottai le front.

— Ton père est-il chez lui ? demanda la tante à Helena. Crois-tu qu’il nous recevrait ?

— Simon, mon père, a jeûné et voyagé dans de nombreux pays où il est apparu à ceux qui croient en ses pouvoirs divins. Mais, en cet instant, je sais qu’il est réveillé et qu’il vous attend.

Nous ayant entraînés à l’arrière du temple, la prêtresse nous fit franchir quelques marches et nous conduisit à un petit bâtiment dont le rez-de-chaussée était occupé par une boutique d’objets sacrés de tous les prix : étoiles et lunes de cuivre, petits œufs de pierre. Là, la prêtresse Helena paraissait fort ordinaire, avec son visage au teint brouillé, son manteau blanc souillé et son odeur d’encens et de renfermé. Elle n’était plus jeune.

Dans l’arrière-boutique sombre où elle nous entraîna, un homme à barbe noire et à gros nez était assis sur une natte à même le sol. Il leva les yeux sur nous comme s’il se trouvait encore dans un autre monde, puis se releva, très droit, pour saluer tante Laelia.

— Je m’entretenais avec un magicien éthiopien, dit-il d’une voix étonnamment profonde. Mais j’ai senti en moi que vous veniez. Pourquoi me déranger, Laelia Manilia ? À voir ta tunique de soie et tes bijoux, je devine que tu as déjà reçu tous les bienfaits que je t’avais prédits. Que veux-tu de plus ?

La tante expliqua sur le mode plaisant que je dormais dans la pièce que Simon le magicien avait habitée si longtemps. Des cauchemars hantaient mes nuits, me faisaient grincer des dents et crier dans mon sommeil. Elle voulait en connaître la raison et savoir s’il existait un remède.

— En outre, cher Simon, j’avais quelques dettes envers toi quand, dans ta rancœur, tu as quitté ma demeure. Daigne accepter ces trois pièces d’or.

Simon ne prit pas lui-même l’argent. Il adressa un signe de tête à sa fille – pour autant qu’Helena fût vraiment sa fille – et celle-ci reçut les pièces avec indifférence. Son attitude me déplut : trois aureii romains ne représentent-ils pas trois cents sesterces ou soixante-quinze pièces d’argent ?

Le magicien se rassit sur la natte en m’invitant à prendre place face à lui. La prêtresse jeta trois pincées d’encens dans un vase. Simon me contempla sans mot dire.

— On m’a raconté que tu as fait une chute un jour où tu volais, dis-je poliment, pour rompre le silence.

— Je suis tombé sur l’autre rive de la mer de Samarie, dit-il d’une voix monocorde.

Mais tante Laelia s’agita, impatiente.

— Oh ! Simon, pourquoi ne nous commandes-tu pas, comme avant ? supplia-t-elle.

Le Juif leva l’index. La tante se raidit et fixa le doigt. Sans même lui jeter un coup d’œil, le magicien dit :

— Tu ne peux plus tourner la tête, Laelia Manilia. Et ne nous dérange plus. Va te baigner dans la fontaine. Quand tu entreras dans l’eau, tu seras satisfaite et rajeuniras.

Elle resta clouée sur place. Le regard stupidement fixe, elle faisait les geste d’une femme qui se déshabille, Simon ramena ses regards sur moi et reprit :

— Je possède une tour de pierre. La Lune et les cinq planètes me servent. Mon pouvoir est divin. La déesse de la Lune a pris forme humaine sous l’apparence d’Helena et s’est voulue ma fille. Avec son aide je pouvais voir dans l’avenir comme dans le passé. Mais ensuite sont venus de Galilée des magiciens aux pouvoirs plus grands que les miens. Il leur suffisait de poser les mains sur la tête d’un homme pour qu’il commence à parler et que l’esprit entre en lui. J’étais encore jeune alors. Je désirais étudier toutes les sortes de pouvoir. Aussi les priai-je de m’imposer les mains à moi aussi, en leur proposant une forte somme pour qu’ils fassent parler leur pouvoir en moi et que je puisse accomplir les mêmes miracles qu’eux. Mais, avares de leur pouvoir, ils me répondirent par des injures et m’interdirent d’user du nom de leur dieu dans mes activités. Regarde-moi dans les yeux, mon enfant. Quel est ton nom ?

— Minutus, dis-je à contrecœur, car sa voix monotone, plus encore que son récit, me donnait le vertige. Tu as donc besoin de me le demander pour le savoir, toi, un si grand magicien ? ajoutai-je, sarcastique.

— Minutus, Minutus, répéta-t-il. En moi le pouvoir me dit que tu recevras un autre nom avant que la lune croisse pour la troisième fois. Mais je n’ai pas obéi à l’injonction des magiciens galiléens. Au contraire, j’ai soigné les malades en invoquant leur dieu, jusqu’au moment où ils m’ont banni de Jérusalem à cause d’un petit Éros d’or qu’une femme riche m’avait donné de son plein gré. Regarde-moi dans les yeux, Minutus. Mais ils l’ont ensorcelée au point qu’elle a oublié me l’avoir offert. Elle a prétendu que je m’étais fait invisible pour le lui voler. Tu sais que je peux me rendre invisible, n’est-ce pas ? Je compte jusqu’à trois, Minutus. Un, deux, trois… Maintenant, tu ne me vois plus.

Et en vérité, il disparut à ma vue. Je ne fixai plus qu’une boule luisante qui était peut-être une lune. Mais je secouai violemment la tête, fermai et ouvris les yeux. Il était là, en face de moi.

— Je te vois, Simon le magicien, dis-je avec un ricanement incrédule. Et je ne veux pas te regarder dans les yeux.

Il émit un petit rire amical et avec un geste de renoncement, répondit :

— Tu es un garçon obstiné et je ne veux pas te contraindre, il n’en résulterait rien de bon. Mais regarde Laelia Manilia.

Je me tournai vers ma tante. Les paumes levées, elle se penchait en arrière, le visage extatique. Les rides aux coins de sa bouche et de ses yeux s’étaient effacées et son corps avait repris la fermeté de la jeunesse.