Ma richesse serait tentante à confisquer, même si j’avais fait de mon mieux pour dissimuler son importance. Je me souvins avec un serrement de cœur de la mort du consul Vestinus, qui n’avait pas même pris part à la conspiration. Heureusement, je savais que Statilia Messalina me soutenait.
Certes, Néron et elle ne s’étaient pas encore mariés, car la loi prescrit une période d’attente de neuf mois avant tout remariage. Mais Statilia préparait un somptueux festin de noce, et Néron, alors que Vestinus était encore vivant, avait eu un avant-goût de bonheur conjugal. Néron s’était sans doute tourné vers Acté parce que Statilia Messalina observait une période d’abstinence en l’honneur de la déesse de la Lune. Je savais qu’Acté n’était pas insensible à la doctrine chrétienne et qu’elle s’efforçait de renforcer en lui les qualités dont il n’était pas dépourvu, mais la tâche était probablement au-dessus des forces d’une femme.
Statilia se conduisait tout à l’opposé d’Acté. Elle avait introduit à Rome la mode germaine de porter un vêtement dénudant le sein gauche. C’était une extravagance qu’elle pouvait bien se permettre, car elle était à juste titre fière de sa superbe poitrine. Les femmes moins bien traitées par la nature s’offusquaient d’une mode qu’elles déclaraient indécente, comme s’il pouvait être mauvais de montrer un sein adorable. Les prêtresses célébrant des sacrifices publics, et les vestales elles-mêmes, ne montrent-elles pas en certaines occasions leur poitrine dénudée ? Le vêtement de Statilia, bien loin d’être indécent, était donc sanctifié par une tradition millénaire.
Lorsque le soir tomba, Tigellinus avait réuni un faisceau de preuves concordantes contre Antonia, en interrogeant les conjurés qui vivaient encore au Tullianum. Deux lâches délateurs s’étaient empressés d’accourir pour obtenir leur part de la récompense. Ils jurèrent imperturbablement qu’Antonia avait effectivement promis d’épouser Pison dès qu’il se serait débarrassé de son épouse, et qu’ils avaient même échangé des présents de fiançailles. Une fouille de la demeure d’Antonia permit de découvrir un collier de rubis indiens que Pison avait secrètement acquis auprès d’un marchand syrien. Pourquoi cet objet se trouvait-il dans la demeure d’Antonia ? Je ne saurais le dire, et ne désire pas le savoir.
Cette découverte emporta la conviction de Néron. Il joua une grande scène de désespoir, bien qu’assurément il dût se réjouir d’avoir une raison légale de mettre à mort Antonia. Il me fit venir, signe de faveur, dans le nouveau jardin où Épaphroditus donnait un divertissement en son honneur. En arrivant sur les lieux, j’eus un mouvement de surprise en voyant des jeunes gens et des jeunes filles liés nus à des poteaux plantés près des cages à lions. Épaphroditus tenait une barre à la pointe rougie au feu et un glaive pendait à son côté. Il me fit signe de ne pas m’inquiéter.
Pour dire la vérité, je fus tout à fait inquiet lorsqu’un profond rugissement retentit et qu’un lion se précipita sur les poteaux, ses griffes labourant le sol. Se dressant sur les pattes de derrière, il découvrit ses crocs et renifla de dégoûtante manière les parties intimes des victimes. À mon grand étonnement, les jeunes gens et les jeunes filles qui se tordaient de terreur, ne subirent aucune blessure. Quand la fureur du lion se fut un peu apaisée, Épaphroditus s’avança et lui plongea son glaive dans les flancs. La bête s’écroula et, avec des mouvements spasmodiques des pattes, mourut d’une façon fort convaincante.
Lorsque les jeunes gens et les jeunes filles eurent été déliés et renvoyés, encore tout tremblants d’épouvante, Néron s’extirpa de la dépouille du lion et me demanda s’il avait réussi à me faire illusion, malgré mon expérience des fauves. Et certes, je le lui assurai.
Néron me montra les ressorts d’acier et l’appareil contenus dans le simulacre de lion, ainsi que le sac de sang qu’Épaphroditus avait percé de son glaive. Je me suis souvent interrogé depuis sur la signification de cet étrange jeu qui semblait procurer de grandes satisfactions à Néron, en même temps qu’il en éprouvait une certaine honte puisqu’il ne s’y livrait qu’en présence de quelques intimes.
M’ayant ainsi prouvé la confiance qu’il avait en moi, il me dit avec une expression placide que démentait un regard rusé :
— La culpabilité d’Antonia est avérée. Je dois le reconnaître, si grand que soit mon chagrin à l’idée qu’elle doive mourir. N’est-elle pas ma demi-sœur ? C’est toi qui m’as ouvert les yeux. À toi revient l’honneur de lui ouvrir les veines. Si je l’autorise à périr ainsi, je ne puis permettre que son trépas soit un événement public. Il y va de ma réputation. Je lui ferai des funérailles officielles et son urne sera déposée dans le mausolée d’Auguste. J’annoncerai au sénat et au peuple qu’elle s’est donné la mort dans un moment de désarroi, pour échapper aux douleurs d’une maladie fatale. On pourra toujours trouver une raison, à condition qu’elle ne fasse pas de bruit inutile.
La surprise me laissa sans voix. Néron avait devancé mes intentions. Je m’étais en effet résolu à lui demander la faveur de porter moi-même son ordre, pour me ménager ainsi la possibilité d’être aux côtés d’Antonia jusqu’à la fin, et de lui tenir la main tandis que son corps adorable se viderait de son sang. Cette idée m’avait soutenu tout au long de la journée éprouvante que je venais de passer.
Néron se méprit sur mon silence. Il rit, m’asséna une claque dans le dos et dit d’une voix méprisante :
— Je comprends bien qu’il te soit déplaisant de te montrer à Antonia sous les traits infâmes d’un sycophante. J’imagine que vous n’avez pas dû vous contenter de bavarder, dans vos rencontres secrètes. Je connais Antonia.
Mais je ne crois pas qu’il put sérieusement imaginer qu’Antonia se serait abaissée à accorder ses faveurs à un homme tel que moi après avoir refusé même les avances de Néron.
En me dépêchant à Antonia, Néron croyait m’humilier, car au fond de son cœur il haïssait les délateurs. Mais il y a différentes sortes de délateurs, comme il me semble l’avoir démontré dans mon récit. Mes propres motivations n’avaient rien de méprisable. Je pensais à toi, mon fils, et à travers toi à l’avenir de la gens julienne. En regard de cela, ma vie n’avait guère d’importance, ce n’était pas elle que j’avais essayé de sauver.
Ainsi donc, en voulant me marquer son mépris, Néron m’accordait la plus grande joie que j’eusse pu espérer en cet instant.
Je revois s’illuminer le visage d’Antonia lorsque je me présentai de nouveau à elle après avoir cru que nous nous étions quittés pour toujours. Je ne crois pas que quiconque ait jamais reçu sa condamnation à mort en ouvrant ainsi les bras, les yeux illuminés de joie, le sourire aux lèvres. Elle dissimula si peu son bonheur que je dus demander au tribun et aux soldats de se retirer sur-le-champ. Il leur suffisait de surveiller la maison de l’extérieur.
Je savais que Néron attendait impatiemment confirmation de la mort d’Antonia. Pour lui aussi, l’instant était difficile. Mais je supposais qu’il comprendrait qu’un délai était nécessaire pour persuader Antonia de se suicider sans scandale. En vérité, nous n’eûmes nul besoin d’échanger une seule parole, mais Néron ne pouvait le savoir.
Bien que la jalousie me brûlât le cœur quand je songeais au collier de Pison, je ne voulus pas perdre un temps précieux à interroger mon aimée là-dessus. Nous sombrâmes dans notre dernière étreinte. Sans doute, harassé par l’inquiétude et le manque de sommeil, ne fus-je point un amant excellent, mais dans ce doux abandon, nous fûmes aussi proches l’un de l’autre que peuvent l’être deux êtres humains.