Je me relevai, la mine convenablement embarrassée.
— Si ce n’était que cela, je n’aurais pas hésité à te présenter mon épouse, ainsi qu’à mes amis. Mais c’est aussi une descendante d’esclaves. Ses parents étaient de pauvres affranchis de la mère de Claude, Antonia, qui est aussi ta grand-mère. C’est pour cela qu’elle s’appelle Claudia. C’est peut-être aussi pour cela qu’Antonia a voulu donner à mon fils quelques bijoux en souvenir de sa grand-mère. C’est ma femme qui a voulu l’appeler Antonianus.
« Mais, poursuivis-je d’une voix tremblante d’excitation et de colère, ce testament, qui est une surprise complète pour moi, n’est qu’une perfidie due à la malveillance d’Antonia. Elle a voulu attirer le soupçon sur moi. Elle savait que j’ai dénoncé Scevinus, Pison et les autres. Certes, elle ignorait que poussé par le souci de ta sécurité et les remords de ma conscience, je l’ai elle aussi dénoncée. En vérité, je ne le regrette pas le moins du monde.
Néron fronça le sourcil d’un air méditatif et je sentis que sa défiance était de nouveau en éveil.
— Il vaudrait mieux, m’empressai-je d’ajouter, que j’avoue sans plus attendre que j’éprouve pour la foi juive un certain penchant. Ce n’est pas un crime, même si ce n’est guère convenable pour un homme dans ma position. De telles préoccupations sont plus dignes des femmes. Mais mon épouse est intolérablement entêtée. Elle a réussi à me traîner à la synagogue Julius. Je ne suis pas le seul Romain à la fréquenter. Ses fidèles se rasent, portent des vêtements ordinaires et peuvent aller au théâtre.
Néron me fixait toujours d’un œil maussade.
— Tes explications pourraient être convaincantes, dit-il, si malheureusement pour toi, Antonia n’avait ajouté ce codicille il y a plus de six mois. C’est-à-dire à un moment où elle aurait été bien en peine de deviner que tu deviendrais le dénonciateur de la conspiration de Pison.
Je compris qu’il me faudrait pousser plus loin encore mes aveux. Je m’y étais préparé, car je savais qu’en affectant la franchise absolue, je n’aurais fait qu’éveiller les soupçons de Néron qui pensait toujours qu’on lui cachait quelque chose. Il valait mieux lui donner l’impression qu’il avait encore une vérité à m’arracher.
Je baissai les yeux sur la mosaïque à mes pieds qui représentait Mars et Vénus enlacés, prisonniers au filet de Vulcain, et je trouvai l’image fort appropriée à la situation. Je frottai mes mains l’une contre l’autre en cherchant mes mots.
— Dis-moi tout, ordonna sèchement Néron. Sinon je te ferai ôter ces chaussures rouges toutes neuves. Le sénat goûterait fort ce spectacle, comme tu ne l’ignores pas.
— Seigneur, m’écriai-je, je me fie à ta magnanimité et à ton humanité. Garde mon honteux secret pour toi et sois assez bon pour ne pas le mentionner à ma femme, en aucune circonstance. Elle est à l’âge où les femmes sont d’une intolérable jalousie. Je ne comprends pas comment j’ai pu me prendre d’affection pour elle.
Néron sentait le fumet d’une affaire licencieuse, et il s’en délectait à l’avance.
— On dit que les Juives montrent des talents particuliers dans l’art de la chambre à coucher, dit-il. Je suppose aussi que tu as trouvé utiles ses relations avec des coreligionnaires ? Tu ne peux rien me cacher. Je ne te promets rien. Parle.
— Toute à ses rêves de grandeur, mon épouse a jugé bon d’inviter Antonia le jour où nous avons donné son nom à notre fils, et devant témoins, j’ai pris l’enfant sur mes genoux et je l’ai reconnu.
— Comme tu as déjà reconnu Lausus, plaisanta Néron. Mais continue.
— Je n’avais pas imaginé qu’Antonia viendrait, même pour un neveu d’affranchis de sa grand-mère. Mais à l’époque, elle avait peu d’amis et besoin de divertissements. Par respect de la décence, elle avait emmené avec elle Rubria, la vestale, qui, soit dit en passant, s’est enivrée au cours de la soirée. Je puis seulement supposer qu’Antonia avait entendu des propos favorables à mon sujet et qu’elle avait désiré me rencontrer par curiosité, à moins qu’elle ne cherchât déjà de futurs complices pour la conspiration. Après avoir vidé quelques coupes, elle me donna à entendre que je serais le bienvenu dans sa demeure du Palatin, mais qu’elle préférait que je vienne sans mon épouse.
Néron rougit et se pencha plus près de moi pour mieux écouter.
— J’ai été assez vaniteux pour me sentir honoré par pareille invite, poursuivis-je. Sans doute était-ce l’effet du vin. Je me rendis donc un soir chez elle et elle me reçut avec une amabilité inattendue. Oh ! non, Seigneur, je n’ose poursuivre.
— Pas de timidité, je n’ignore pas que tu lui as rendu quelques visites. Il paraîtrait même que tu t’es attardé chez elle jusqu’à l’aube. En fait, je me suis demandé un instant si ton fils n’était pas né d’elle. Mais j’ai appris qu’il avait déjà sept mois. Et Antonia a toujours été maigre comme une vieille vache.
Devenant très rouge, j’admis qu’Antonia m’avait souvent accueilli dans son lit et s’était attachée à moi au point qu’elle voulait me voir toujours davantage, tandis que je craignais fort que notre relation pût être découverte. Peut-être avais-je satisfait ses désirs de si heureuse façon qu’elle avait tenu à faire figurer mon fils sur son testament, puisque les convenances lui interdisaient de me léguer quoi que ce fût.
Néron s’esclaffa en s’assénant des claques sur les cuisses.
— Cette vieille grue ! s’exclama-t-il. Ainsi donc, elle s’est abaissée à te séduire ? Mais tu n’as pas été le seul. Que tu le crois ou non, sache qu’elle s’est offerte à moi, un jour que je la caressais quelque peu. Certes, j’étais ivre mais je me souviens encore de la vision que m’offraient son nez pointu et ses lèvres minces, quand elle se pendait à mon cou et me donnait des baisers. Après cela, elle a fait courir une absurde rumeur sur des propositions que je lui aurais faites. Le collier de Pison en dit assez long sur sa dépravation. Elle couchait aussi sans doute avec les esclaves, quand elle n’avait rien de mieux pour satisfaire ses appétits. Tu étais bien assez bon pour elle.
Je ne pus m’empêcher de serrer les poings, mais je parvins à me taire.
— Statilia Messalina aime beaucoup le collier de Pison, poursuivit Néron. Elle se fait même peindre le bout des seins de la même couleur que ces rubis rouge sang.
Néron était si fier de la perspicacité dont il pensait avoir fait montre, que je jugeai que le pire danger était passé. Il redevint aimable, mais son goût bien particulier pour la plaisanterie le poussa à me punir d’une manière qui allait me ridiculiser aux yeux de toute la ville.
— Bien entendu, dit-il après un moment de réflexion, je souhaite vérifier de mes propres yeux que ta femme est juive. Et j’aimerais aussi poser quelques questions aux témoins présents lorsque tu as donné son nom à ton fils. Ce sont aussi des Juifs, je suppose. Je ferai faire une enquête à la synagogue Julius pour m’assurer que tu l’as fréquentée régulièrement. Par ailleurs, aie la bonté de te faire circoncire, pour simplifier les choses. Ta femme en sera fort heureuse. Il me paraît juste et raisonnable que tu sois puni dans la partie de ton corps qui a souillé ma demi-sœur. Réjouis-toi de ce que je sois en de si bienveillantes dispositions aujourd’hui. Je te laisse quitte à bon compte.
Consterné, je m’abaissai jusqu’à le supplier de m’épargner une si terrible disgrâce. Mais je tombai dans le piège que j’avais moi-même disposé. L’amusement de Néron fut porté à son comble lorsqu’il vit l’horreur qui se peignait sur mes traits. Il posa une main sur mon épaule, en un geste consolateur :
— Il est bon que le sénat compte parmi ses membres un Romain circoncis qui veillera sur les intérêts des Juifs, cela leur évitera d’essayer de m’influencer secrètement. Va, à présent, et fais ce que je te demande. Puis tu enverras ici ton épouse et les témoins, et viens toi aussi si tu peux encore marcher. Je veux constater de mes propres yeux que tu as obéi à mes ordres.