Je n’avais plus qu’à rentrer chez moi annoncer à Claudia et aux deux témoins qui attendaient mon retour dans la crainte et les tremblements, que nous étions attendus dans quelques heures à la Maison dorée, dans la salle d’audience. Puis je me rendis au camp des prétoriens pour m’entretenir avec un décurion qui m’expliqua avec force détails qu’il pourrait accomplir cette petite opération sans difficulté. Quand il servait en Afrique, il avait eu maintes fois l’occasion de la pratiquer sur des légionnaires et des centurions las de souffrir des éternelles inflammations provoquées par le sable.
Je m’étais refusé, pour mon bon renom, à être traité par un Juif. En cela, je commis une grave erreur car il aurait su procéder beaucoup plus habilement. Je supportai courageusement l’emploi que fit le décurion d’un tube crasseux et d’un couteau ébréché, mais la blessure s’infecta et pendant longtemps je fus incapable d’éprouver du désir.
Je n’ai plus jamais été le même depuis lors. Certaines femmes ont manifesté un grand intérêt pour mon organe coupé et si je leur ai cédé, car je suis humain, leur plaisir fut toujours plus grand que le mien. Cela m’a aidé à mener une vie vertueuse.
Je ne crains pas de te raconter tout cela, car la cruelle plaisanterie de Néron à mes dépens est universellement connue et cela m’a valu un surnom, que la décence m’interdit d’écrire.
Mais ta mère n’avait aucune idée de ce qui l’attendait bien que je me fusse efforcé de la préparer à sa rencontre avec Néron. Quand, pâle comme la mort, je revins en boitant du camp des prétoriens, Claudia ne me demanda même pas ce qui m’arrivait, car elle croyait simplement que je craignais la colère de Néron. Les deux Juifs chrétiens étaient eux aussi terrifiés, en dépit de mes paroles d’encouragement et de la promesse d’une forte récompense.
Il ne fallut qu’un regard à Néron pour se faire une opinion sur Claudia :
— Une sorcière juive ! s’écria-t-il aussitôt. Je le vois à ses sourcils et à ses lèvres épaisses, sans parler de son nez. Elle a des cheveux gris aussi. Les Juifs ont des cheveux gris très tôt à cause d’une malédiction égyptienne, d’après ce qu’on m’a dit. Il est vraiment étonnant qu’elle ait pu avoir un enfant à son âge. Mais les Juifs sont très féconds.
Claudia tremblait de rage mais elle songeait à toi, et se taisait. Puis les deux Juifs jurèrent par le serment sacré du temple de Jérusalem qu’ils connaissaient les origines de Claudia, qu’elle était juive, née de parents juifs d’une famille particulièrement respectée, dont les ancêtres étaient venus à Rome au temps de Poppée. Antonia avait honoré de sa présence la cérémonie du nom de mon fils et lui avait permis de s’appeler Antonianus en souvenir de sa grand-mère.
Cette déclaration dissipa les soupçons de Néron. Les deux Juifs chrétiens venaient en fait de se parjurer, mais je les avais choisi parce qu’ils appartenaient à une secte qui croyait que Jésus de Nazareth avait prohibé toutes espèces de serments. Ils m’avaient déclaré que lorsqu’ils en prononçaient un, ils commettaient un péché, que le serment fût ou non mensonger. S’ils se sacrifiaient en le commettant, c’était pour le bien de mon fils, dans l’espérance que Jésus de Nazareth leur pardonnerait au nom de l’excellence de leurs intentions.
Mais Néron n’aurait pas été Néron si après m’avoir lancé un coup d’œil malicieux, il n’avait dit :
— Ma chère Claudia, très honorée Claudia, devrais-je dire, car ton époux, en dépit de toutes les abominations qu’il a commises, s’est arrangé pour gagner les chaussures pourpres. Or donc, chère Claudia, je suppose que tu n’es pas sans savoir que ton époux a profité de l’occasion pour nouer une liaison secrète avec ma malheureuse demi-sœur Antonia. J’ai des témoins qui attestent que presque chaque nuit, ils se sont retrouvés dans un pavillon d’été pour forniquer. J’étais bien contraint de la surveiller pour faire en sorte que sa dépravation ne devienne un motif de scandale.
En entendant ces mots, Claudia avait blêmi. À mon expression, elle devinait que Néron ne mentait pas. Elle-même ne m’avait-elle pas harcelé de questions jusqu’au moment où j’avais réussi à l’abuser en lui parlant de la conspiration de Pison ?
Claudia m’asséna une gifle retentissante. Je tendis humblement l’autre joue, comme Jésus de Nazareth avait enseigné à le faire et elle me frappa si fort sur l’oreille que j’en ai gardé depuis lors une légère surdité. Puis elle déversa sur moi un flot d’invectives d’une grossièreté dont je ne l’aurais jamais crue capable. Je dois faire observer que je sus mieux qu’elle me conformer à l’enseignement de son Christ, car je demeurai silencieux.
La crudité des insultes dont elle nous abreuvait, Antonia et moi, était telle que Néron dut la faire taire. « Des morts, il ne faut dire que du bien », lui rappela-t-il. Pour son propre bien, Claudia ne devait pas oublier qu’Antonia était la demi-sœur de Néron et qu’il ne saurait donc tolérer des propos malsonnants sur cette dernière.
Pour apaiser Claudia et éveiller sa compassion, j’ouvris mon manteau, relevai ma tunique et lui montrai le tissu ensanglanté qui masquait mon organe en lui disant que j’avais été châtié de ma faute. Sans se laisser fléchir par mes grimaces de douleur, Néron me contraignit à défaire mon pansement pour vérifier de ses propres yeux que je n’avais pas tenté de le tromper en dissimulant un organe intact sous un bandage ensanglanté. Lorsqu’il eut constaté que je lui avais obéi, il s’écria :
— Tu as donc été vraiment assez stupide pour courir te faire circoncire ? C’était pure plaisanterie de ma part, j’ai regretté mes paroles aussitôt après ton départ. Mais je dois bien reconnaître que tu te conformes scrupuleusement à mes ordres, ô Minutus.
Claudia n’éprouvait nulle pitié. En fait, elle battit des mains et loua Néron de m’avoir trouvé un châtiment parfaitement approprié. Quant à moi, je considérais qu’être l’époux de Claudia était une punition bien suffisante. Je crois qu’elle ne m’a jamais pardonné de lui avoir été infidèle. Elle m’a harcelé de reproches pendant des années, alors qu’une femme sensée aurait pardonné l’égarement passager d’un époux.
Pour Néron, l’affaire était close. Après avoir renvoyé Claudia et les deux Juifs, il changea de sujet et me déclara sans plus aucune trace de bonhomie :
— Comme tu sais, le sénat a décidé d’offrir une action de grâces pour la découverte de la conspiration. Quant à moi, j’ai décidé de bâtir un sanctuaire à Cérès. L’ancien temple a été brûlé par ces maudits incendiaires chrétiens et je n’ai pas eu le temps jusqu’à présent d’en faire construire un autre, car j’étais occupé à rebâtir Rome. Depuis des temps immémoriaux, le culte de Cérès a été célébré sur l’Aventin. Comme je n’ai pas réussi à y trouver un terrain libre suffisamment vaste, pour rétablir la confiance qui régnait entre nous et sceller notre amitié retrouvée, je suis sûr que tu consentiras à offrir à Cérès ta demeure et ton jardin de l’Aventin. C’est le meilleur emplacement possible. Ne t’étonne pas si en rentrant chez toi, tu découvres les esclaves déjà en train d’abattre ta maison. Il y a urgence, et j’étais sûr de ton accord.
Ainsi Néron me forçait à lui donner, sans aucune compensation, l’antique demeure de la gens manilienne. Je n’étais certes pas submergé de joie à cette idée, car je savais que je n’en retirerais nul honneur et qu’il ne mentionnerait que son nom lorsque le temple serait inauguré. Je lui demandai d’une voix aigre où, à son avis, je pourrais transporter ma couche et mes biens, dans une période où l’on manquait cruellement de logements.