— Certes, je ne m’en suis guère préoccupé, répondit Néron. Mais la demeure de ton père, ou plutôt de Tullia, est toujours vide. Je n’ai pas réussi à la vendre, elle est hantée de lémures.
Je rétorquai que je n’avais pas l’intention d’engloutir des sommes énormes pour restaurer une demeure hantée dont je ne voulais pas. Je lui décrivis aussi la décrépitude de cette maison, lui expliquai à quel point elle était mal conçue et malcommode et que le jardin, à l’abandon depuis des années, serait bien trop cher à remettre en état, surtout avec les nouveaux impôts sur l’alimentation en eau.
Néron m’écoutait, réjoui par mes plaintes.
— Comme preuve de mon amitié, dit-il, j’avais pensé te vendre cette maison à un prix raisonnable. Mais le marchandage insolent et injuste que tu m’infliges, avant même que nous ayons parlé argent, me dégoûte. Je ne regrette plus de t’avoir demandé de te faire circoncire. Pour te montrer que Néron reste Néron, je te donne la maison de ton père. Je refuse de m’abaisser à marchander avec toi.
Comme il se devait, je remerciai Néron du fond du cœur, bien qu’il ne m’offrît pas la demeure pour rien, mais bel et bien en échange de ma vieille maison de l’Aventin. Cependant, je gagnais largement au change.
Je songeai avec satisfaction que le palais de Tullia valait presque une circoncision, et cette idée me consola quand la fièvre me prit. Il est vrai que j’avais fait de mon mieux pour empêcher la vente de cette demeure en répandant des rumeurs inquiétantes et en payant quelques esclaves pour qu’ils fissent résonner des couvercles de marmite et craquer des meubles dans la maison abandonnée. Nous autres Romains sommes très superstitieux sur le chapitre des revenants et des morts.
À présent que j’ai déchargé ma conscience de ce douloureux épisode de la conspiration de Pison, je puis te conter la regrettable mort de Céphas et de Paul et comment je pris part au siège de Jérusalem.
Livre VI
NÉRON
Deux ans après la conspiration de Pison, la nouvelle que des émeutes juives encouragées en sous-main par les Parthes avaient éclaté à Jérusalem et en Galilée, n’inquiéta guère le comité des Affaires orientales du sénat. Que Félix ou Festus fussent procurateurs, cette région du monde ne cessait jamais d’être la proie de troubles. Mais cette fois le roi Hérode Agrippa semblait sincèrement inquiet.
Nous décidâmes donc qu’une légion complète serait envoyée en Syrie pour mettre fin à cette agitation. La troupe trouverait là une occasion de s’entraîner, à défaut de se couvrir de gloire. Armés de gourdins et de frondes, les Juifs ne seraient certainement pas en mesure d’offrir beaucoup de résistance à une légion aguerrie.
Ce fut donc l’esprit en repos que nous accompagnâmes Néron dans ce voyage en Grèce dont il rêvait depuis longtemps et qui devait être le couronnement de sa carrière de citharède et de chanteur. À cette fin, il avait ordonné de grouper les concours en une seule année, de façon qu’aussitôt arrivé dans le pays, il pût y prendre part.
Pour autant que je sache, ce fut la première fois que les Jeux olympiques se tinrent en avance. Il n’échappera à personne quelles perturbations cette décision entraîna, jusque dans la chronologie grecque. Par attachement à leur illustre passé, les Grecs divisaient encore le temps en olympiades, à partir des premiers jeux célébrés à Olympie, au lieu de se contenter comme les Romains d’une datation à partir de la fondation de la cité. Au dernier moment, Néron refusa que Statilia Messalina l’accompagnât, arguant de ce qu’il ne pourrait garantir sa sécurité si une guerre éclatait. La véritable raison apparut au grand jour pendant le voyage. Néron avait fini par découvrir ce qu’il recherchait depuis si longtemps, un être qui ressemblât trait pour trait à Poppée. Il s’appelait Sporus et, par un malheureux hasard, ce n’était pas une femme mais un jeune homme d’une indécente beauté.
Sporus avait avoué que, dans le secret de son cœur, il s’était toujours senti plus fille que garçon. C’est pourquoi, sur la demande expresse qu’il adressa à Néron, l’empereur lui avait fait subir certaine opération et lui avait administré une potion prescrite par un médecin alexandrin, qui devait le rendre tout à fait imberbe, lui gonfler la poitrine et donner de l’ampleur aux aspects aphrodisiaques de sa personne.
Je ne m’étendrai guère sur cette affaire qui a soulevé tant de ressentiment. Je mentionnerai seulement qu’à Corinthe, Néron épousa Sporus dans les formes et en grande cérémonie, et le traita ensuite comme son épouse légale. Néron lui-même assura que le mariage, la dot, les voiles et la procession nuptiale, n’étaient qu’une formalité requise par certains mystères mais ne le liaient nullement. À l’instar des dieux masculins il avait du goût pour les garçons comme pour les femmes. À l’appui de ses dires, il invoquait Alexandre le Grand qui s’était fait diviniser en Égypte. Néron considérait ses penchants comme la preuve de sa divinité.
Il était si sûr d’avoir raison qu’il supportait les plus grossières plaisanteries au sujet de Sporus. Un jour, il avait demandé par jeu à un sénateur connu pour ses opinions stoïciennes ce qu’il pensait de ce mariage.
— Quel bonheur pour l’humanité, répliqua le vieillard, si Domitius ton père avait pris une telle femme !
Néron, loin de s’emporter, émit un rire manifestant qu’il appréciait le trait.
Il semble que tout ait été dit sur les victoires de Néron dans les concours musicaux grecs. L’empereur ramena à Rome plus d’un millier de couronnes. Seule sa participation aux courses des Jeux olympiques manqua avoir une fin malheureuse. Dans une course de dix chars, il fut éjecté du sien en passant à hauteur de la borne du virage et il eut à peine le temps de couper les rênes qui enserraient son torse. Il fut gravement commotionné, et les juges lui attribuèrent à l’unanimité la couronne pour son intrépidité. Mais Néron lui-même déclara qu’il ne pouvait accepter qu’on lui décernât la première place, puisqu’il n’avait pas terminé la course. Il se contenta des couronnes d’olivier gagnées dans les concours de lutte et de chant. Je te rapporte cela pour illustrer le courage physique de Néron en face de véritables dangers et dans des exercices difficiles.
Néron fit de son mieux pour se montrer digne de la courtoisie que se manifestent les Grecs entre eux dans leurs compétitions. Il s’abstint d’insulter ses rivaux comme il le faisait sans le moindre scrupule à Rome. Pendant toute une semaine, il souffrit de maux de dents jusqu’au moment où l’on dut arracher la dent malade. Elle se cassa pendant l’opération, en dépit de l’habileté du médecin, et il fallut encore extirper les racines de la mâchoire. Mais Néron, qui s’était enivré avant l’opération, supporta virilement la douleur.
Et puis arriva l’incroyable, la honteuse nouvelle : les Juifs avaient dispersé et mis en fuite la légion syrienne qui avait dû évacuer Jérusalem. Les aigles de la légion avaient été capturés et placés en offrande dans le grand temple des Juifs.
Je m’abstiendrai de citer le numéro de la légion, car il a été rayé des rôles militaires, et les censeurs s’opposent toujours à ce que cette défaite soit consignée dans les annales de Rome. Généralement les historiens n’aiment guère parler de la rébellion des Juifs, bien que Vespasien et Titus ne soient nullement honteux de leur victoire, puisqu’ils l’ont célébrée par un triomphe.
Je dois reconnaître que j’eus besoin de toute ma volonté pour soutenir le regard de Néron lorsque ce dernier nous demanda d’expliquer comment le comité des Affaires orientales avait pu laisser s’aggraver ainsi la situation. À l’en croire, il n’était pas compréhensible que les Juifs rebelles eussent été en mesure de renforcer les murailles de Jérusalem, d’acquérir des armes et d’entraîner des troupes en secret. Pourtant, la défaite d’une légion entière ne s’expliquait pas autrement.