On rappela la coutume des conseils de guerre, qui veut que le plus jeune prenne d’abord la parole, pour m’obliger à livrer le premier mon opinion. Mes collègues comptaient, je suppose, sur mes liens d’amitié avec Néron et ne cherchaient sans doute pas délibérément à me nuire.
Je commençai en parlant de la perfidie des Parthes, des énormes sommes d’argent que Vologèse, leur roi, employait à saper la puissance militaire de Rome partout où il en avait la possibilité. C’était assurément lui qui avait vendu ou même offert des armes aux Juifs, et elles avaient probablement été acheminées par les pistes du désert de Judée, échappant à la surveillance de nos postes de garde aux frontières. L’attachement des rebelles juifs à leur cause était si connu que le fait qu’ils eussent si bien gardé le secret n’était pas une surprise.
L’agitation perpétuelle de ce pays sous les proconsulats de Félix et de Festus avait fini par paraître dénuée de danger aux personnes les plus méfiantes. En Judée comme ailleurs, les Romains étaient censés diviser pour régner.
— Ce qui constitue vraiment un miracle, poursuivis-je, c’est que les factions juives qui s’entre-déchiraient jusque-là aient réussi à s’unir dans la rébellion.
J’ajoutai avec précaution que le dieu d’Israël était manifestement un dieu puissant, comme le montrent maints exemples convaincants de leurs saintes écritures, bien que ce dieu n’ait ni nom, ni image.
— Mais, poursuivis-je, même s’il existe nombre d’explications à ce désastre, il demeure incompréhensible que Corbulon, auquel avait été confié le commandement des armées d’Orient, ait pu laisser les choses aller si loin. C’était à lui, et non au proconsul syrien, qu’il incombait de rétablir l’ordre en Judée et en Galilée pour que cette région pût servir de point d’appui à une guerre ultérieure contre les Parthes.
J’étais convaincu d’énoncer la vérité.
En outre, aucun lien d’amitié ne m’attachait à ce Corbulon que je ne connaissais même pas. Quoi qu’il en soit, quand l’État est en danger, l’amitié n’entre plus en ligne de compte. Nous ne pouvions nous permettre d’épargner Corbulon, en dépit des honneurs qu’il avait moissonnés pour Rome.
Néron m’avait laissé parler jusqu’au bout et mon discours parut l’apaiser. Je m’empressai d’ajouter pour finir, que du moins, les Juifs de la synagogue Julius ne s’étaient pas compromis dans la rébellion. De cela je pouvais me porter garant personnellement, même s’il avait pu arriver que certaines offrandes de ce temple eussent été détournées au profit de la rébellion.
— Mais, fis-je observer, Poppée aussi envoyait en toute innocence des présents au temple de Jérusalem.
Après moi, nul n’osa reprendre la parole. Néron médita un long moment sur la question, en fronçant le sourcil et en se tiraillant les lèvres, puis nous congédia d’un geste impatient. Il avait d’autres affaires à examiner et il ne nous restait plus qu’à attendre en essayant de deviner quel serait le châtiment de notre erreur.
Il lui fallait nommer un général capable de reprendre Jérusalem et trouver les troupes nécessaires. Corbulon avait déjà été rappelé pour rendre compte.
Nous nous retirâmes, plutôt réconfortés, et j’invitai mes collègues à ma table. Si excellents que fussent mes cuisiniers, nous eûmes quelques difficultés à avaler les mets fins qui nous furent servis. Au milieu de nos conversations animées, arrosées de vin non coupé d’eau, j’entendis mes hôtes proférer des opinions si erronées et si malveillantes sur les Juifs que je ne pus m’empêcher de prendre leur défense.
Sous maints aspects, les Juifs étaient un peuple digne d’intérêt. En fait, ils ne faisaient que combattre pour leur liberté. De surcroît, la Judée était province impériale et Néron lui-même était donc responsable du désastre puisque c’était lui qui avait nommé une brute comme Festus au poste de procurateur.
Je montrai peut-être trop de zèle dans mon plaidoyer car, tandis que le vin leur échauffait la tête, mes collègues commençaient à me jeter des regards méfiants et surpris.
— On ne pouvait s’attendre à d’autres discours, dit l’un d’eux d’une voix méprisante, de la part d’un phallus biseauté.
J’aurais voulu garder secret mon désobligeant surnom, mais grâce à ton ami barbu Juvénal et à ses vers, nul ne l’ignore plus. Non, mon fils, je ne te blâme point d’avoir délibérément laissé ces vers derrière toi après ces quelques jours que tu es venu passer auprès de ton père pour sa plus grande joie. Je sais parfaitement ce que l’on pense de moi et ce que tu penses de ton père. Et qu’ils sont grossiers les termes de ces poètes d’aujourd’hui qui tournent en ridicule leurs aînés ! Pour autant que je sois capable de comprendre, il me semble qu’ils croient défendre la langue naturelle et authentique contre l’éloquence artificielle que nous avons héritée de Sénèque. Quant à la barbe, c’est de Titus qu’ils l’ont héritée, puisque c’est lui qui en a introduit la mode à Rome à son retour de Jérusalem.
Rien ne pouvait plus sauver Corbulon. Néron ne désirait même plus le revoir. À peine descendu de son navire de guerre à Cenchreae, Corbulon reçut l’ordre de se suicider.
— Si j’avais eu la bonne fortune, dit-il, de vivre sous d’autres empereurs, j’aurais conquis le monde entier pour Rome.
Et là, sur le quai même, après avoir demandé qu’on brisât son épée après sa mort et que les morceaux fussent jetés à la mer afin que l’arme ne tombât pas entre des mains indignes, il se jeta sur la pointe de son glaive. Je ne crois pas cependant qu’il fut un bon chef militaire.
Ce fut Flavius Vespasien qu’un caprice de Néron plaça à la tête des troupes chargées de reprendre Jérusalem. Vespasien protesta, expliquant qu’il était las de la guerre, qu’il avait gagné suffisamment d’honneurs en Bretagne et qu’il se considérait comme un vieillard. À l’en croire, il se satisfaisait parfaitement d’être membre de deux collèges sacerdotaux.
Mais comme il prenait de l’âge et goûtait encore moins que moi la musique, un jour que Néron chantait dans un concours, il s’était laissé aller à somnoler. Néron le châtia en lui donnant la lourde tâche de mener une expédition punitive ignominieuse et semée d’embûches. Touché par les larmes de Vespasien, Néron le consola en lui assurant qu’il lui offrait là l’occasion de s’enrichir aux dépens des Juifs. Vespasien pourrait enfin abandonner le négoce des mules, indigne d’un sénateur, et n’aurait plus jamais à se plaindre de sa pauvreté.
La nomination de Vespasien fut universellement considérée comme une manifestation de la folie de Néron. Car Vespasien était si méprisé, que même les esclaves favoris de Néron se permettaient de l’offenser quand il se rendait à la Maison dorée. Il n’y était d’ailleurs invité qu’une fois par an, pour l’anniversaire de Néron, et pour bénéficier de cette faveur, il lui avait fallu à chaque fois offrir des ânesses, à Poppée d’abord et plus tard à Statilia.
Vespasien ignorait tout des affaires orientales et nul ne se serait avisé de le convier à participer à une commission du sénat ou à connaître une des entreprises secrètes de l’assemblée. Par ailleurs, Ostorius, que Claude avait un jour envoyé en Bretagne avec une grande désinvolture, aurait été heureux de diriger les légions qui écraseraient la rébellion juive. Mais il avait trop insisté pour obtenir ce commandement et Néron, le soupçonnant de visées personnelles, l’avait fait exécuter. La confiance de Néron en Vespasien avait été considérablement accrue par la résistance que ce dernier lui avait opposée. Le général ne cessait de maudire l’instant de somnolence qui lui avait valu pareille disgrâce.