Assez peu convaincu lui-même de la justesse de son choix, Néron demanda à Vespasien de prendre son fils Titus avec lui. Titus s’était distingué en Bretagne et, tout jeune encore, il avait sauvé la vie de son père. Néron espérait que l’ardeur du bouillant Titus soutiendrait le courage de Vespasien et le pousserait à prendre Jérusalem dans un délai raisonnable.
Cependant, il invita Vespasien à éviter toute perte de soldats qui ne fût pas vraiment nécessaire. Néron n’ignorait pas que les murailles de Jérusalem avaient été renforcées.
Comme je me trouvais toujours en Grèce avec Néron, j’eus la possibilité, à Corinthe, de revoir mon ancien général et de renforcer nos liens d’amitié en mettant à sa disposition la nouvelle demeure, fort élégante, de Hierex. Vespasien m’en fut reconnaissant, car j’étais le seul patricien participant au voyage impérial qui le traitait convenablement.
Je ne suis pas particulièrement sourcilleux quant au choix de mes amis, et je ne m’embarrasse guère de préjugés sur ce chapitre, comme ma vie ne le démontre que trop. Je considérais que le souvenir de ces années de jeunesse pendant lesquelles j’avais servi en Bretagne sous Vespasien, et l’amitié bourrue qu’il m’avait montrée à cette époque, constituaient des raisons bien suffisantes de lui offrir une hospitalité qui ne me coûtait rien.
Je dois avouer qu’après la découverte de la conspiration de Pison, j’ai fait de mon mieux pour préserver des foudres impériales la gens flavienne, si difficile que ce fût au regard des projets de meurtre de Flavius Scevinus. Heureusement, ce dernier appartenait à la branche la plus dépréciée de la gens. Comme j’avais dénoncé le conspirateur parmi eux, j’avais pu dire quelques mots en faveur des autres Flaviens.
Dans la demeure de Hierex, il me fut donné de voir que « certaines personnes sont semblables à des joyaux bruts qui dissimulent sous un extérieur grossier des qualités brillantes », comme l’a écrit récemment ton ami barbu Decimus Juvenal, pour complaire à l’empereur Vespasien. Il a de bonnes raisons de rechercher la faveur impériale, car ses intempérances de langage et ses insolentes satires ont froissé bien des susceptibilités. Quant à moi, je ne me suis pas senti offensé, car il est de tes amis. Comme tous les jeunes gens, tu admires ceux qui ont la langue bien pendue. Mais n’oublie jamais que tu as quatre ans de moins que ce vaurien mal lavé.
S’il est une chose que je tiens pour assurée, c’est bien que les vers indécents de Juvénal ne passeront pas à la postérité. J’en ai tant vu d’étoiles, combien plus brillantes, qui ont flamboyé avant de s’éteindre ! Ses beuveries stupides, ses insolents bavardages, sa vie nocturne et cette harpe égyptienne qu’il gratte sempiternellement, tout cela éteindra la dernière étincelle de poésie authentique qu’il pourrait posséder.
Je ne t’écris pas cela parce que tu m’as permis de lire des poèmes qu’un misérable jeune homme a écrits pour me tourner en ridicule mais parce que je ne puis, en conscience, consentir à l’aider à publier ses œuvres. Je ne suis pas si stupide. Je ne puis que m’inquiéter à ton sujet, mon fils.
À Corinthe, Vespasien était devenu mon ami au point qu’avant d’embarquer pour l’Égypte où il devait prendre la tête de deux légions, il m’avait demandé de mettre à son service ma connaissance des affaires orientales et mes bonnes relations avec les Juifs, et de l’accompagner sur le champ de bataille. Je déclinai poliment, car ce n’était pas une guerre qu’il allait mener, mais une expédition punitive contre des sujets rebelles.
Le réseau de relations que Hierex avait tissé chez les Juifs de Corinthe me fut extrêmement utile lorsque, immédiatement après avoir reçu la nouvelle de la défaite de la légion en Judée, j’avais fait prévenir tous les Juifs chrétiens d’avoir la sagesse de ne pas s’agiter et si possible de se cacher. Néron avait envoyé des ordres en Italie et dans les provinces pour qu’au premier signe de trouble, on emprisonnât et poursuivît pour haute trahison tous les meneurs juifs.
C’eût été trop demander aux fonctionnaires de l’empire que d’être capable de faire la différence entre le royaume terrestre et le royaume céleste, entre les christs et les autres messies, dès l’instant que l’ordre public paraissait menacé. Pour un Romain, les activités des Juifs chrétiens n’étaient qu’une forme d’agitation politique dissimulée sous le manteau de la religion. Les choses ne firent qu’empirer lorsque, à la suite d’un grand nombre de procès sommaires, des chrétiens condamnés proclamèrent que Néron était l’antéchrist dont l’apparition avait été prophétisée par Jésus de Nazareth. Néron ne fut guère affecté par ce surnom et déclara que les chrétiens le considéraient manifestement comme un dieu, l’égal de leur Christ, puisqu’ils l’honoraient d’un titre si magnifique.
Pour ma part, j’ai souvent plaidé en faveur des chrétiens, à en perdre haleine. Je m’efforçais de démontrer leur insignifiance politique, qu’ils fussent ou non circoncis. Mais il est impossible de démontrer cela à un Romain qui possède des connaissances juridiques et l’expérience des affaires de l’État. Il conclura toujours en secouant la tête que les chrétiens présentent un danger politique.
À mon grand regret, je n’ai pas réussi à sauver Paul qui, poussé par une inquiétude perpétuelle, voyageait sans cesse à travers le monde. Les dernières nouvelles que j’avais reçues de lui m’avaient été transmises par mon négociant en huile installé à Emporiae, port florissant de la côte nord de l’Ibérie, qui aujourd’hui commence de s’envaser. Paul avait été chassé de cette cité par les Juifs fidèles à la foi traditionnelle mais, selon mon correspondant, il avait été à peine molesté.
En Ibérie comme dans d’autres pays, il avait dû limiter son enseignement aux cités côtières fondées par les Grecs et qui utilisaient encore le grec comme langue principale quoique les règlements gravés sur les tablettes de cuivre fussent rédigés en latin. Le marchand d’huile me disait que Paul s’était embarqué pour Mainace car son inquiétude ne le laissant pas en repos, il cherchait à gagner l’Ibérie occidentale.
Il n’eut donc à s’en prendre qu’à lui-même de ce que mon avertissement ne lui fût pas parvenu. Son arrestation en Bithynie, dans la province d’Asie, fut si soudaine que ses papiers, ses ouvrages et son manteau de voyage furent abandonnés dans son logement. Je suppose qu’il avait été contraint de retourner en Asie pour encourager ses disciples à persévérer dans la voie qu’il leur avait tracée et dont des prédicateurs itinérants cherchaient à les faire dévier.
Quand on apprit à Rome les mésaventures de Paul, la retraite de Céphas fut promptement découverte, car les disciples de Paul l’avaient dénoncé pour venger leur maître. Céphas, qui avait reçu à temps mon avertissement, avait quitté Rome pour Puteoli mais, à la hauteur du quatrième milliaire, sur la voie Appienne, il avait fait demi-tour. Il devait expliquer que Jésus de Nazareth lui était apparu dans toute sa gloire, et qu’il l’avait reconnu car il se souvenait parfaitement de ses traits.
« – Où vas-tu ? lui avait demandé Jésus.
Céphas avait répondu qu’il fuyait Rome, alors Jésus avait dit :
— S’il en est ainsi, je retournerai moi-même à Rome pour y être crucifié une seconde fois. »
Quoiqu’il fût heureux d’avoir reçu son maître, Céphas n’en éprouva pas moins une grande honte et s’en revint humblement à Rome. Je te rapporte ce qu’on m’a raconté, mais il existe d’autres versions de cette affaire. L’essentiel cependant fut que Céphas eut une vision sur la voie Appienne qui l’aida à se réconcilier avec Paul au seuil de la mort. Ce dernier n’avait quant à lui jamais vu de ses yeux le Nazaréen, et d’ailleurs, mû par une certaine jalousie, Céphas avait déclaré un jour, songeant au chemin de Damas, qu’il n’avait jamais eu besoin d’imaginer de semblables histoires puisqu’il avait connu Jésus lors de son existence terrestre. Mais ces paroles furent prononcées au plus fort de leur querelle. Après avoir eu lui aussi une vision, Céphas éprouva de la honte au souvenir de son accusation et demanda à Paul de lui pardonner.