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Pourquoi repoussé-je sans cesse le moment de te conter cette douloureuse histoire ? Je suis comme un homme qui doit se faire arracher une dent. Allons, Minutus, point de tergiversations ! Et je n’éprouve nul sentiment de culpabilité. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour eux, et nul homme n’aurait pu faire davantage. Nulle puissance terrestre n’aurait été en mesure de sauver les vies de Paul et de Céphas. Céphas était revenu à Rome de son plein gré, lui qui aurait eu la possibilité d’attendre à l’abri la fin de la tempête.

Je sais que de nos jours Céphas est appelé Pierre, mais je préfère utiliser le nom sous lequel je l’ai connu, car il m’est cher. Pierre est une traduction de Céphas qui est le nom que lui a donné Jésus de Nazareth, je ne sais pourquoi. Le caractère de Céphas n’était nullement d’une solidité minérale. C’était un homme grossier et ombrageux qui en certaines occasions s’était conduit lâchement. Au cours de la nuit qui précéda le supplice de Jésus, Céphas avait nié le connaître et plus tard, à Antioche, il n’avait guère fait preuve de bravoure en face des envoyés de Jacob qui considéraient comme un crime que l’ancien pêcheur prît ses repas avec des non-circoncis. Et pourtant, Céphas était un être inoubliable, en dépit de ses faiblesses, ou peut-être même, qui sait, grâce à elles.

On dit que Paul avait pris ce nom en hommage à Sergius Paulus, le gouverneur de Chypre, l’homme le plus important qu’il eût converti. Cette affirmation est tout à fait dépourvue de fondement. Paul avait adopté son nom bien avant de rencontrer Sergius et pour la seule raison qu’il signifie en grec l’insignifiant, le sans-valeur, exactement comme le mien, Minutus, en latin.

Lorsque mon père me donna ce nom misérable, il ne pouvait se douter qu’il faisait de moi un homonyme de Paul. Peut-être est-ce en partie à cause de mon nom que j’ai commencé à écrire ces mémoires, pour montrer que je ne suis pas un être aussi insignifiant qu’on le croit. Néanmoins, la principale raison de ce récit, c’est que je suis ici, dans cette station thermale où je bois de l’eau minérale pour soigner mes maux d’estomac et que j’ai commencé à écrire parce que je ne trouvais nul exutoire à mon besoin d’activité. Il me semblait aussi que tu trouverais quelque utilité à ces notes qui te permettront de connaître un peu mieux ton père le jour où tu déposeras ses cendres dans la tombe de Caere.

Durant la longue détention de Paul et de Céphas, je veillai à ce qu’on ne les maltraitât pas et je fis en sorte qu’ils pussent se rencontrer et s’entretenir. Ayant été déclarés ennemis publics, ils avaient été enfermés au Tullianum, à l’abri de la colère du peuple. Ce n’est pas un séjour très sain, même si cette prison a un glorieux passé derrière elle. Jugurtha y a été étranglé, c’est là que la tête de Vercingétorix a été écrasée, là que les amis de Catalina sont morts, là encore que la petite fille de Séjan a été violée avant son exécution, comme le prescrit la loi, car les Romains ne tuent jamais une vierge.

Paul semblait redouter une mort douloureuse mais en de tels cas, Néron savait se montrer généreux, en dépit de la colère qu’il éprouvait contre tous les agitateurs juifs depuis le début de la rébellion. Paul était un citoyen et avait donc le droit d’être passé au fil de l’épée, droit que les juges ne remirent pas en question au cours de son dernier procès. Conformément à la loi, Céphas fut condamné à la crucifixion, quoique j’eusse préféré éviter d’infliger une telle mort à un vieillard qui avait été l’ami de mon père.

Je fis en sorte de pouvoir les accompagner au long de leur dernière marche, en ce frais matin d’été où on vint les chercher pour les mettre à mort. Je m’étais arrangé pour qu’aucun autre Juif ne fût exécuté en même temps qu’eux. À cette époque, il y avait presse sur les lieux d’exécution, en raison de la lutte contre les Juifs. Je désirais permettre à Paul et à Céphas de mourir dans la dignité.

À l’embranchement de la route d’Ostie, il me fallut choisir celui que j’accompagnerais, car j’avais décidé que Paul serait exécuté à la porte où mon père et Tullia avaient eux-mêmes trouvé la mort. Les juges avaient arrêté que Céphas serait conduit à travers les quartiers juifs, pour l’édification de leurs habitants. Il devait ensuite être crucifié sur le champ d’exécution des esclaves, près de l’amphithéâtre de Néron.

Aux côtés de Paul marchait son ami le médecin Lucas. Je savais que nul n’insulterait un citoyen romain qu’on s’apprêtait à décapiter. Céphas avait bien davantage besoin de ma protection et je craignais aussi pour ses compagnons, Marc et Linus. Je choisis donc Céphas.

Mes craintes se révélèrent sans fondement. Hors quelques poignées de boue, on ne lança aucun projectile contre Céphas. En dépit de la haine brûlante qu’ils lui vouaient, les gens de son peuple se contentaient de le regarder marcher vers une mort infligée à cause de la rébellion de Jérusalem. Céphas portait au cou la plaque habituelle, sur laquelle était inscrit en grec et en latin : Simon Pierre de Capharnaüm, Galiléen, ennemi du peuple et du genre humain.

Quand nous sortîmes de la ville et touchâmes aux jardins, la chaleur devint écrasante. Voyant la transpiration ruisseler sur le front ridé de Céphas, j’ordonnai de le décharger du transport de la croix et de la donner à porter à un Juif qui passait par là. J’invitai Céphas à monter dans ma litière, sans me soucier de ce qu’on dirait de ce geste.

Mais Céphas n’aurait pas été Céphas s’il ne m’avait répondu avec brusquerie qu’il pourrait bien porter la croix sur ses larges épaules jusqu’à la fin. Il ne désirait pas s’asseoir à mes côtés, préférant sentir pour la dernière fois la poussière de la route sous ses pieds, et l’ardeur du soleil sur son crâne, comme au temps où il parcourait la Galilée en compagnie de Jésus de Nazareth. Il refusa même qu’on dénouât la corde au bout de laquelle on l’entraînait, en disant que Jésus de Nazareth lui avait prédit qu’il en serait ainsi, et qu’il ne voulait pas faire mentir la prophétie. Néanmoins, il s’appuyait lourdement à sa vieille crosse de berger.

Lorsque nous eûmes atteint le champ d’exécution qui, sous la chaleur du soleil, répandait une terrible puanteur, je demandai à Céphas s’il désirait d’abord recevoir les verges. Maints Barbares ne comprennent pas que c’est là une pratique miséricordieuse, qui hâte la mort. Céphas répondit qu’il ne serait pas nécessaire de le flageller puis, changeant d’avis, il accepta humblement, en déclarant qu’il aimerait mourir comme tant d’autres témoins de la foi étaient morts avant lui. Jésus de Nazareth aussi avait été flagellé.

Mais Céphas n’était pas pressé. J’aperçus dans ses yeux une brève lueur de gaieté lorsqu’il se tourna vers ses compagnons.

— Écoutez-moi, tous deux. Écoute-moi, Marc, bien que je t’aie déjà répété tout cela maintes fois. Écoute-moi aussi, Minutus, si tu le désires. Jésus a dit : « Le royaume de Dieu est là où un homme a semé une graine dans la terre, et la graine repose et grossit de jour en jour, de nuit en nuit, et la graine germe et l’homme ne le sait pas. De la graine jaillit l’épi qui donnera le froment. Mais quand le grain est mûr, l’homme appelle le moissonneur car le temps de la récolte est venu. »

Il secoua la tête d’un air incrédule, des larmes de joie dans les yeux et eut un rire joyeux.

— Et moi, stupide créature, s’écria-t-il, je ne comprenais ces mots que je répétais pourtant sans cesse. À présent enfin, je comprends. Le grain est mûr et le moissonneur est là.