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Il me jeta un coup d’œil, puis bénit Linus et lui remit sa crosse polie par l’usage.

— Veille sur mon troupeau, dit-il.

On eût dit qu’il désirait que je fusse témoin de cette scène.

Après quoi, il se tourna avec humilité vers les soldats qui le lièrent au poteau et commencèrent à le flageller.

En dépit de sa grande robustesse, il ne put s’empêcher de grogner. Au son de sa voix et au claquement des coups de fouet, un juif crucifié la veille s’arracha aux affres de la mort, ouvrit des yeux fiévreux, faisant s’envoler les mouches, reconnut Céphas, et en cet instant encore, ne put s’empêcher de railler la prétention de Jésus de Nazareth à la divinité. Mais Céphas n’était pas d’humeur à ergoter.

Après avoir été fouetté, il demanda aux soldats de le crucifier la tête en bas, car il ne se sentait pas digne de l’honneur de mourir le visage tourné vers le ciel, comme son seigneur Jésus, le fils de Dieu, était mort. Je dissimulai un sourire.

Jusque dans ses derniers moments Céphas demeurait égal à lui-même, à l’authentique Céphas dont le bon sens plébéien était bien utile pour bâtir le royaume. Je compris pourquoi Jésus de Nazareth l’aimait. Moi-même, en cet instant, je l’aimai. Un vieillard comme lui connaîtrait une mort infiniment moins douloureuse s’il était crucifié la tête en bas, le sang affluant à la tête, faisant éclater les veines. Une miséricordieuse inconscience lui épargnerait de longues heures de souffrance.

Les soldats s’esclaffèrent et accédèrent volontiers à sa requête, car ils savaient qu’ils échapperaient ainsi à l’obligation de monter la garde au plus fort de la canicule. Lorsqu’il fut en croix, Céphas ouvrit la bouche et sembla vouloir entonner un chant, quoiqu’il me semblât qu’il n’avait guère de raison de chanter.

Je demandai à Marc quelles paroles Céphas avait essayé de prononcer. Marc me répondit que Céphas chantait un psaume dans lequel Dieu conduisait les hommes vers des prairies verdoyantes et des sources rafraîchissantes. Lorsqu’il eut perdu conscience, nous attendîmes encore un moment tandis que son corps se tordait et se convulsait, puis, impatienté par la puanteur et par les mouches, j’intimai au centurion l’ordre de faire son devoir. L’officier ordonna à un soldat de briser les tibias de Céphas tandis que lui-même plongeait son épée dans la gorge au vieillard, en me faisant remarquer par plaisanterie, que c’était là une mise à mort suivant les principes juifs, puisque la victime était saignée avant que toute vie fut enfuie. Et de fait, un grand flot de sang se répandit à terre. Marc et Linus promirent de veiller à ce que le corps fût enterré dans un cimetière aujourd’hui abandonné, près de l’amphithéâtre de Néron. Linus pleurait mais Marc, qui avait déjà essuyé ses larmes, se montrait tel qu’il était : tranquille et sûr. Son visage était serein, mais ses yeux regardaient dans un autre monde que je ne pouvais voir.

Tu dois te demander pourquoi je choisis d’accompagner Céphas plutôt que Paul. Paul était au moins un citoyen romain, alors que Céphas n’était qu’un vieux pêcheur juif. Ma conduite prouve peut-être que je n’agis pas toujours poussé par l’unique souci de mes intérêts. Quant à moi, je préférais Céphas pour sa sincérité et sa simplicité et, de surcroît, Claudia ne m’aurait jamais permis d’abandonner les deux hommes au moment de leur dernier voyage. Je fais de mon mieux pour préserver la paix du logis.

Par la suite, je me suis querellé avec Lucas qui demandait à voir les récits en araméen que j’avais hérités de mon père. Je refusai de les lui remettre. Lucas avait eu tout le temps de s’entretenir avec des témoins oculaires de la vie du Christ lorsque Paul était en prison à Césarée, sous le proconsulat de Félix. Je ne dois rien à ce Lucas.

Bien qu’il eût étudié à Alexandrie, ce n’était pas un médecin très habile. Je ne lui ai jamais permis de soigner mes maux d’estomac. Il me semble voir dans son zèle à suivre Paul l’intérêt d’un médiocre praticien pour les talents d’un guérisseur. Du moins savait-il écrire, quoique ce fût dans le dialecte des gens du peuple, et non dans le grec des hommes éduqués.

J’ai toujours préféré de très loin Marc à Lucas mais Linus, leur cadet, m’est devenu cher avec les années. En dépit de mon passé, j’ai été contraint de mettre de l’ordre dans les affaires internes des chrétiens, dans leur intérêt autant que pour éviter des tracasseries officielles.

Lorsque j’appris la révolte du propréteur de la Séquanaise, le général gaulois Julius Vindex, j’y vis aussitôt un signe des temps. J’avais compris depuis longtemps déjà que Pison l’aurait emporté si sa vanité ne l’avait empêché de demander le soutien des légions. Après le brusque trépas de Corbulon et d’Ostorius, les généraux des légions s’éveillèrent enfin de leur somnolence et comprirent que ni les honneurs militaires ni la loyauté inconditionnelle ne les préserveraient des caprices de Néron.

Je vendis en toute hâte une bonne partie de mes biens à mes affranchis et à mes banquiers pour me constituer un trésor de pièces d’or. Ces tractations, dont la raison échappait à tant de gens sensés, attirèrent l’attention d’un petit nombre de personnes bien informées. Je ne m’en inquiétais guère, comptant sur l’ignorance de Néron en matière financière.

Mon comportement suscita une certaine inquiétude à Rome et le prix des appartements et des domaines campagnards chuta. Je continuai à vendre mes propriétés sans désemparer, bien que l’argent placé dans la terre y fût en sûreté et rapportât même des profits lorsque cette terre est laissée à ferme à des affranchis dignes de confiance. En dépit de la chute des prix, j’amassais toujours de l’or. Je savais que si mon plan aboutissait un jour, je serais largement remboursé de mes pertes. L’inquiétude suscitée par mes manœuvres incita les banquiers à réévaluer la situation politique, poussant ainsi les choses dans le bon sens.

Je vous envoyai, Claudia et toi, dans mon domaine de Caere et obtins pour une fois que Claudia se conformât à ce que je lui demandais. Vous deviez demeurer à l’abri là-bas jusqu’au moment où je la rappellerais. Ta mère était très occupée par toi, dont le troisième anniversaire approchait. Tu n’étais pas un enfant calme pour te dire la vérité, j’étais las de tes incessantes cavalcades à travers la maison et du tintamarre que tu y faisais régner. Aussitôt que j’avais tourné le dos, tu te coupais ou tu tombais dans un bassin. C’est pourquoi je ne fus pas mécontent de partir en voyage pour préparer ton avenir. À cause de Claudia, je ne puis t’endurcir le caractère et il ne me reste plus qu’à compter sur l’influence de tes ancêtres. C’est en lui-même que l’homme trouve la force d’atteindre la véritable maîtrise de soi, et l’on ne peut l’y contraindre de l’extérieur.

Je n’eus aucun mal à obtenir du sénat et de Néron la permission de quitter la ville pour me rendre auprès de Vespasien en qualité de conseiller pour les affaires juives. Au contraire, on me complimenta pour le sens de l’État dont je faisais montre. Néron lui-même estimait qu’il n’était pas mauvais qu’un homme de confiance surveillât de près Vespasien qu’il soupçonnait de s’attarder par trop longtemps devant les murs de Jérusalem.

Mon rang de sénateur me permit de disposer d’un vaisseau de guerre. Bon nombre de mes collègues se demandaient sans doute comment il se faisait qu’un homme aimant ses aises se disposait sans frémir à dormir dans un hamac, à vivre de longs mois dans un espace réduit, à supporter la misérable pitance des marins et leur vermine opiniâtre.

Mais j’avais mes propres raisons. Lorsque mes vingt lourds coffres de fer eurent été embarqués, j’étais si soulagé que la première nuit je dormis d’un sommeil sans rêve, jusqu’à ce que le bruit des pieds nus courant sur le pont m’éveillât. Trois de mes affranchis les plus fidèles gardaient mes coffres à tour de rôle avec une application toute militaire.