J’avais aussi armé mes esclaves de Caere, comptant sur leur fidélité. Je ne fus pas déçu. Les soldats d’Othon pillèrent ma villa et détruisirent ma collection de vases grecs dont ils n’avaient pas deviné la valeur, mais ils ne vous firent aucun mal, ni à toi ni à Claudia, et cela grâce à mes esclaves. D’innombrables tombes dans le sol n’ont pas encore été ouvertes. Je pourrai probablement remplacer les vases détruits.
Je me libérai d’un grand poids lorsque je pus enfin placer mes précieux coffres à Césarée sous la garde d’un banquier bien connu, à l’abri des dangers de la mer. Les banquiers doivent se faire confiance les uns aux autres, car sans quoi un négoce raisonnable ne serait plus possible. Aussi me fiai-je à cet homme que je ne connaissais jusque-là que par la correspondance que nous avions échangée. Mais dans sa jeunesse, son père avait été le banquier du mien à Alexandrie.
La paix régnait à Césarée, du fait que les habitants grecs de cette cité avaient profité des événements pour tuer tous les citoyens juifs, femmes et enfants compris. La rébellion de Jérusalem n’était donc perceptible dans la ville qu’à un accroissement de l’activité du port, et à la présence de caravanes de mules qui transportaient sous bonne escorte de l’équipement pour les légions qui assiégeaient la capitale de la Judée. Joppée et Césarée étaient les deux ports les plus importants restés fidèles à Vespasien.
En me rendant au camp de Vespasien, installé face aux murailles de Jérusalem, j’eus l’occasion de constater la détresse des civils juifs. Ce fut le sujet que j’abordai en premier lorsque je revis Vespasien et Titus. Ils me reçurent fort aimablement, car ils étaient curieux de savoir ce qui se passait en Gaule et à Rome. Vespasien me dit que les légionnaires étaient rendus furieux par la résistance féroce que leur opposaient les Juifs et qu’ils avaient subi de graves pertes dans les embuscades que des fanatiques tendaient aux caravanes, avant de se réfugier dans leurs repaires montagnards. Vespasien s’était vu contraint de donner à ses généraux l’ordre de pacifier la campagne et une expédition punitive était en route pour les rives de la mer Morte afin d’y détruire une des places fortes juives.
Comme j’en profitais pour lui parler des Esséniens et le mettre en garde contre la persécution de cette secte inoffensive, Vespasien marmonna qu’en Bretagne je n’avais pas manifesté de talent guerrier exceptionnel et que c’était pour cela qu’il avait préféré m’envoyer en voyage d’agrément à travers le pays. S’il m’avait nommé tribun, c’était parce que mon père avait accédé au rang de sénateur. Je parvins néanmoins à le convaincre qu’il était inutile de tuer des paysans juifs ou de brûler leurs humbles masures simplement parce qu’ils soignaient les rebelles blessés.
Les paroles méprisantes de Vespasien à propos de mes pérégrinations en Bretagne m’avaient blessé profondément. J’annonçai d’un ton détaché que si Vespasien ne s’y opposait pas, j’avais l’intention de faire semblable voyage d’agrément à Jérusalem pour voir de mes propres yeux les défenses de la ville assiégée et trouver les failles qui devaient bien exister dans leur dispositif.
Il fallait découvrir combien de mercenaires parthes participaient aux travaux de renforcement des murailles. Les Parthes avaient acquis en Arménie une grande expérience des sièges et de la guerre défensive. En tous les cas, il ne faisait aucun doute que des archers parthes défendaient Jérusalem, car il était fort dangereux de passer à portée de flèche des murailles. Je n’étais pas ignorant des questions militaires au point de croire que des Juifs novices dans l’art de la guerre aient pu acquérir une si terrible habileté.
Ces propos stupéfièrent Vespasien. Il me dévisagea avec une mimique incrédule, puis éclata de rire et déclara qu’il ne pouvait endosser la responsabilité d’exposer un sénateur romain à pareil danger, si vraiment je parlais sérieusement. Au cas où je tomberais entre leurs mains, les Juifs m’utiliseraient pour demander des concessions. Et si je perdais la vie ignominieusement, la honte de mon trépas rejaillirait sur Rome et sur lui. Néron risquerait de croire que Vespasien s’était débarrassé d’un ami personnel de l’empereur.
Il me jeta un regard rusé, mais je connaissais ses manières cauteleuses. Je lui répliquai que pour le bien de l’État, on ne devait tenir nul compte des amitiés. Il n’avait aucune raison de m’insulter en m’appelant l’ami de Néron. Dans les circonstances présentes, nous ne devions rien nous cacher l’un à l’autre. Rome et l’avenir de la patrie étaient les seules lumières qui nous guidaient ici, sur le champ de bataille à deux pas des cadavres puants que picoraient les corbeaux, face aux murailles de Jérusalem où se balançaient comme des sacs les corps desséchés de légionnaires.
Je déclamai comme j’avais appris à le faire dans l’assemblée sénatoriale. De sa large main de paysan, Vespasien m’administra d’amicales claques dans le dos en m’affirmant qu’il n’avait en aucune façon douté de mes intentions patriotiques. Assurément, il n’avait pas un instant imaginé que je pusse me glisser dans Jérusalem à seule fin de trahir des secrets militaires, je n’étais pas fou à ce point. Mais sur le chevalet de torture, même le plus vigoureux des hommes ne saurait garder bouche close et quand il s’agissait d’obtenir des informations, les Juifs s’étaient montrés de redoutables bourreaux. Il considérait comme de son devoir de protéger ma vie, puisque j’étais venu de mon propre chef me placer sous sa protection.
Il me présenta à Josèphe, son conseiller, un ancien chef de rebelles juifs. Un jour que ses amis et lui avaient décidé de se suicider plutôt que de tomber aux mains des Romains, il avait aidé ses compagnons à mourir puis s’était rendu à l’ennemi. Il avait obtenu la vie sauve en prédisant à Vespasien qu’il serait un jour empereur. Par plaisanterie, Vespasien lui avait fait river aux pieds une chaîne d’or en lui promettant qu’il le relâcherait aussitôt que la prophétie se vérifierait. Plus tard, quand il fut libéré, il eut l’insolence de prendre le nom de Flavius Josèphe.
Au premier coup d’œil, j’éprouvai une antipathie instinctive pour ce traître méprisable, et la réputation littéraire qu’il s’est acquise par la suite n’a en rien changé mon opinion, tout au contraire. Dans son énorme et sot ouvrage sur la rébellion juive, il me paraît surestimer l’importance de maints événements et se perd dans quantité de détails.
Mes critiques ne sont en aucune façon motivées par le fait qu’il n’a pas pris la peine de me citer dans son livre, alors que c’est à moi seul que l’on doit la prolongation du siège. C’eût été pure folie de la part de Vespasien, eu égard aux circonstances politiques, d’épuiser des légions aguerries dans l’attaque de murailles dont la puissance demeura insoupçonnée jusqu’à mon incursion à l’intérieur de Jérusalem. Un siège en règle et la famine obtiendraient le même résultat qu’un assaut. Des pertes inutiles n’auraient fait que rendre Vespasien impopulaire parmi les légionnaires, ce qui n’aurait certes pas servi mes desseins.
Je n’ai jamais rêvé de passer à la postérité, c’est pourquoi le silence de ce Juif méprisable est sans importance. Je ne m’abaisse jamais à nourrir du ressentiment contre mes inférieurs et je ne me venge pas des insultes reçues, pour autant qu’une occasion favorable ne m’induise pas en tentation.
Par l’intermédiaire d’un de mes affranchis, j’ai même offert à Flavius Josèphe de publier son ouvrage, La Guerre juive, et ses descriptions de l’histoire et des mœurs juives, en dépit des innombrables inexactitudes que contiennent ces livres. Mais malgré les conditions avantageuses que je lui faisais, Flavius Josèphe répondit qu’il préférait avoir recours à un éditeur juif. Plus tard, j’ai fait paraître une version abrégée, non autorisée, de La Guerre juive, car le livre paraissait bien se vendre. Mon affranchi devant faire vivre sa vieille mère et sa famille, je ne m’étais pas opposé à son entreprise de réédition, car s’il ne s’en était occupé, quelqu’un d’autre l’aurait fait à sa place.