En vérité, je ne mentionne Josèphe qu’en raison de son attitude servile envers Vespasien. Il soutint le point de vue du général et me lança avec un rire sardonique que j’ignorais manifestement dans quel nid de vipères je voulais me jeter. Si, par aventure, je parvenais à entrer dans Jérusalem, on ne me reverrait pas vivant. Après m’être heurté à de nombreuses objections et lui avoir versé un important pot-de-vin, j’obtins une carte de la cité. Je l’appris par cœur pendant que ma barbe poussait.
J’annonçai que j’allais me mettre en quête du meilleur moyen d’accéder aux murailles et passai mes journées en de longues excursions aux alentours de Jérusalem, en veillant à demeurer plus ou moins à une portée de flèches, tout en évitant, bien entendu, de risquer inutilement ma vie. J’avais mes raisons d’agir ainsi, et c’était pour ton bien. J’avais donc revêtu une lourde cuirasse et m’étais coiffé d’un casque. Cet équipement me faisait haleter et transpirer abondamment. Pendant ces quelques jours, je perdis du poids et les lanières de la cuirasse cessèrent de m’entrer dans les chairs. Je ne m’en portais que mieux.
Je me souviendrai toujours de la vision resplendissante qu’offrait le temple de Jérusalem au sommet d’une colline dominant les murailles. Dans le crépuscule de l’aube, sa couleur était celle du rêve, tandis qu’il se teintait d’un rouge sanglant lorsque le soleil déclinant n’éclairait déjà plus la vallée. En vérité, le temple d’Hérode était une des merveilles du monde. Après tant d’années de labeur, il venait à peine d’être achevé et voilà qu’il était promis à la destruction. Aucun œil humain ne devait plus le revoir. Ce fut la faute des Juifs s’il disparut à jamais. Je ne désirais nullement participer à sa destruction.
Le soir, dans ma tente, je buvais souvent dans la coupe de bois de ma mère, car je pressentais que j’aurais besoin des faveurs de la Fortune. Vespasien avait, lui aussi, conservé la vieille coupe d’argent héritée de sa grand-mère et il se souvenait de ce grossier vaisseau de bois qu’il avait vu en Bretagne. Il m’avoua qu’il avait commencé d’éprouver à mon endroit une affection paternelle en constatant que je respectais le souvenir de ma mère et ne m’étais pas embarrassé de cette vaisselle d’argent et d’or que les jeunes chevaliers emportent souvent en campagne avec eux, et qui ne peut que tenter l’ennemi et l’inciter à la guerre et au pillage. En l’honneur de notre vieille amitié, nous bûmes chacun dans la coupe sacrée de l’autre. J’avais quant à moi de bonnes raisons de laisser Vespasien se désaltérer dans la coupe de la Fortune.
Un jour enfin, je me coiffai de mon casque, revêtis ma cuirasse et nouai mes jambières, puis me dirigeai vers la muraille à l’endroit fixé. Je pensais que cet équipement me préserverait des premiers coups si je parvenais à entrer dans la cité. Nos postes avancés avaient reçu l’ordre de m’arroser de flèches et d’attirer l’attention des Juifs en menant grand tapage.
Ils se conformèrent si bien aux ordres qu’une flèche me blessa au talon et que depuis lors, j’ai boité des deux jambes. Je décidai de retrouver l’archer trop zélé, si je revenais sain et sauf, et de veiller à ce qu’il reçût le châtiment le plus sévère possible. Les ordres étaient seulement de lancer les flèches le plus près possible de moi, sans me blesser. Mais quand enfin je suis ressorti de Jérusalem, j’étais bien trop heureux pour prendre la peine de rechercher l’homme. De surcroît, cette blessure contribua à convaincre les Juifs.
Après m’avoir insulté un moment, les Juifs repoussèrent à coups de pierres et de flèches une patrouille romaine qui s’efforçait de me reprendre. Durant cette tentative, à mon grand regret, deux braves légionnaires furent tués. J’ai entretenu leurs familles depuis lors. Ils appartenaient à la XVe légion venue de Pannonie et ils ne revirent jamais les berges boueuses de leur cher Danube. Ils moururent pour moi sur cette terre des Juifs qu’ils avaient déjà eu le temps d’insulter mille fois.
Sur mes prières pressantes, les Juifs finirent par laisser glisser un panier le long de la muraille pour m’élever ensuite jusqu’à eux. J’étais si effrayé dans l’étrange véhicule bringuebalant que je parvins à m’arracher la flèche du pied presque sans douleur. Néanmoins, des échardes restées dans la plaie devaient s’infecter et à mon retour au camp, je dus recourir aux services d’un chirurgien militaire qui me fit hurler de douleur et qui est probablement responsable de l’infirmité que j’ai dite. Mon expérience antérieure des chirurgiens militaires aurait dû me prévenir suffisamment contre eux…
Après avoir donné libre cours à la fureur que suscitait chez eux mon accoutrement romain, les Juifs finirent par me laisser la possibilité d’expliquer que j’étais circoncis et converti au judaïsme. Ils le vérifièrent sur-le-champ et me traitèrent ensuite moins brutalement. Mais je n’aime pas évoquer le souvenir de ce centurion parthe, vêtu en Juif, qui me soumit à un féroce interrogatoire pour connaître mon identité et juger de la véracité de mon histoire avant de consentir à me remettre aux mains des Juifs véritables.
Je dirai seulement que les ongles arrachés repoussent promptement. Je l’ai appris à mes dépens. Pourtant, les séquelles de cet interrogatoire n’ont pas été inscrites au nombre de mes mérites militaires. Sur ce chapitre, les règlements militaires sont absurdes, car mes ongles arrachés m’ont fait bien plus souffrir que mes promenades sous les murs de Jérusalem, qui ont pourtant été comptées au nombre de mes mérites.
Je pus produire devant le conseil des fanatiques un document secret de la synagogue Julius attestant que j’avais pouvoir de négocier au nom de ses fidèles. J’avais dissimulé dans mes vêtements ces précieux papiers que je n’avais point montrés à Vespasien, car on me les avait remis en confiance. Les Parthes ne pouvaient les lire, car ils étaient écrits dans la langue sacrée des Juifs et marqués du sceau de l’étoile de David.
Le conseil de la synagogue, qui était le sanctuaire juif le plus influent de Rome, expliquait dans sa missive quels services exceptionnels j’avais rendus au peuple d’Israël pendant la période des persécutions à Rome. Le conseil romain signalait, par exemple, l’exécution de Paul et de Céphas, car nul n’ignorait que les Juifs de Jérusalem plus encore que ceux de Rome haïssaient comme la peste les deux hommes. Le conseil était avide d’informations venant de Rome, car cela faisait plusieurs mois qu’aucune nouvelle précise ne lui était plus parvenue, en dehors des bribes apportées par quelques pigeons voyageurs égyptiens qui avaient échappé aux archers de Titus et à la populace affamée de Jérusalem.
Par mesure de sécurité, je ne révélai pas que j’étais sénateur romain, me présentant seulement comme un chevalier influent. Je leur déclarai que, néophyte de leur foi comme ils pouvaient le voir à ma cicatrice, j’étais disposé à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour sauver le temple sacré. C’est pourquoi je m’étais engagé comme tribun dans les troupes de Vespasien, en faisant croire à ce dernier que je pourrais lui rapporter des informations sur Jérusalem. La flèche reçue dans la cheville n’était qu’un malheureux hasard et la tentative de me reprendre n’était qu’une ruse.
Ma franchise emporta la conviction du conseil, du moins pour autant qu’il est possible en temps de guerre. On me laissa libre de mes mouvements dans la cité, sous la protection de gardes barbus aux yeux brillants qui, en fait, m’effrayaient davantage encore que la population affamée. On me laissa entrer dans le temple, puisque j’étais circoncis. C’est pourquoi je suis l’un des derniers hommes vivants à avoir vu de l’intérieur le temple de Jérusalem dans toute sa splendeur.