De mes propres yeux, je pus vérifier que les chandeliers d’or à sept branches et les vaisseaux d’or étaient toujours en place. Ces objets sacrés à eux seuls valaient une immense fortune, mais nul ne paraissait se soucier de les mettre en lieu sûr, tant ces fanatiques croyaient à la sainteté de leur temple et à la toute-puissance de leur dieu. Si incroyable que cela paraisse aux yeux de toute personne sensée, ils n’avaient osé vendre qu’une modeste fraction des immenses trésors de leur temple pour acquérir des armes et renforcer leurs défenses. Les Juifs préféraient travailler jusqu’à n’avoir plus que la peau sur les os plutôt que de toucher aux richesses du temple enfermées dans les entrailles de la montagne, derrière des portes bardées de fer. La montagne tout entière était creusée comme une ruche dont les milliers d’alvéoles servaient à abriter les pèlerins, et d’innombrables tunnels et passages secrets la parcouraient. Mais aucun homme au monde n’a jamais rien pu dissimuler sans qu’un autre homme, tôt ou tard, ne découvre sa cachette.
En constatant que le trésor du temple n’avait pas été déplacé et qu’il était toujours intact, j’avais accompli la partie la plus importante de la tâche que je m’étais fixée. Le siège que nous maintenions autour de la cité était si hermétique que même un rat n’aurait pu en sortir en emportant une pièce d’or dans sa gueule.
Tu dois comprendre que, soucieux de ton avenir, je devais prendre quelques garanties avant de prêter à Vespasien le contenu de mes vingt coffres de fer déposés à Césarée, pour l’aider à monter sur le trône impérial. Je le savais honnête, mais la guerre civile était imminente et les finances de Rome étaient plongées dans le plus grand désordre. Si j’avais risqué ma vie en m’introduisant dans Jérusalem, c’était uniquement pour vérifier que mes espérances étaient fondées.
Certes, j’ai aussi rassemblé des informations sur les défenses de la cité, l’état des murailles, le nombre de catapultes, l’importance des réserves alimentaires et l’approvisionnement en eau, car tous ces renseignements devaient me mettre en excellente position vis-à-vis de Vespasien lorsque je le reverrais. La cité disposait de plus d’eau qu’il ne lui en fallait, grâce à ses citernes souterraines. Tout au début du siège, Vespasien avait fait couper l’aqueduc construit par le procurateur Ponce Pilate, dans l’espoir d’obtenir une prompte reddition. En réalité, les Juifs s’étaient toujours opposés à la construction de cet aqueduc parce qu’ils ne voulaient pas dépendre de l’extérieur, ce qui prouve encore que la révolte était prévue depuis longtemps, et que les Juifs n’avaient fait qu’attendre une occasion favorable.
Mais la ville n’avait plus de réserves alimentaires. Je vis des mères plus maigres que des fantômes qui essayaient en vain d’arracher quelques gouttes de lait de leur sein pour nourrir des enfants squelettiques. J’étais désolé aussi pour les vieillards, car on ne leur donnait pas de rations. Les fanatiques sous les armes et ceux qui fortifiaient les murailles accaparaient toute la nourriture.
Dans la halle des bouchers, je vis qu’un pigeon et un rat étaient considérés comme un trésor qu’on payait de son poids en argent. Dans le temple, des troupeaux entiers de brebis attendaient d’être sacrifiés à Jéhovah, le dieu sanguinaire des Juifs, mais le peuple n’aurait jamais osé toucher ces bêtes. On avait à peine besoin de les garder, car c’étaient des animaux sacrés. Les prêtres et les membres du conseil étaient, quant à eux, bien nourris.
Les souffrances du peuple juif me navrèrent le cœur, car aux yeux du dieu inexplicable, les larmes des Juifs sont sans doute aussi pitoyables que celles d’un Romain, et celles d’un enfant plus pitoyables encore, quelle que soit sa langue ou la couleur de sa peau. Mais certaines nécessités politiques exigeaient que le siège se prolongeât, et ces Juifs entêtés avaient mérité leur sort.
La simple allusion à la possibilité d’une capitulation ou d’une négociation valait à son auteur d’être aussitôt exécuté, et je pense que le condamné finissait son existence dans la halle des bouchers, si je puis donner une opinion personnelle. Dans son récit, Josèphe ne parle que de quelques mères qui dévorèrent leurs enfants, et ce renseignement n’est là que pour éveiller la compassion. En fait, ces pratiques étaient si courantes à Jérusalem, qu’il fut bien forcé de les mentionner, pour qu’on ne doutât point de sa valeur historique.
Après que mon affranchi eut publié La Guerre juive, j’offris à Josèphe une somme raisonnable, bien que nous eussions parfaitement le droit de l’éditer pour notre seul profit. Mais Josèphe refusa l’argent et, comme font tous les auteurs, il ne sut que se lamenter sur les coupes que j’avais opérées pour que son livre se vendît mieux. Et je ne parvins pas à le convaincre que j’avais bel et bien amélioré son ouvrage intolérablement filandreux. Les auteurs sont toujours bouffis de vanité.
Lorsque nous eûmes convenu des fausses descriptions des défenses que je devais faire à Vespasien, et des moyens par lesquels la synagogue Julius, sans exposer ses fidèles, soutiendraient secrètement la révolte juive, le conseil de Jérusalem me fit quitter la cité. Les yeux bandés, je fus entraîné à travers un passage souterrain jusqu’à une carrière encombrée de corps en décomposition. On me poussa en avant et je m’écorchai les genoux et les coudes en rampant à travers la carrière, et il n’était guère plaisant d’avancer ainsi et d’étreindre soudain une main ou d’éprouver le contact d’un corps gonflé. Les Juifs m’avaient ordonné de n’ôter mon bandeau qu’après un certain délai, si je ne voulais pas m’exposer à être impitoyablement percé de flèches.
Pendant que j’avançais, ils refermèrent si bien le passage secret que nous eûmes les plus grandes difficultés à le retrouver. Mais nous finîmes par le découvrir, car je tenais absolument à interdire toute possibilité de fuite. La façon dont on m’avait fait sortir nous ouvrit les yeux, et nous incita à rechercher les voies d’accès à la cité dans les lieux les plus inattendus. Je promis des récompenses aux légionnaires qui sondèrent le sol avec ardeur. Néanmoins, en une année entière, nous ne trouvâmes que trois passages secrets. Pendant un certain temps, après mon retour de Jérusalem, je craignis que les richesses garantissant ton avenir n’eussent disparu. Mais j’avais tort de m’inquiéter. Le trésor était toujours là quand Titus s’empara de la ville, et Vespasien put payer ses dettes.
Livre VII
VESPASIEN
Au cours de la période qui suivit, je consacrai mon temps aux projets que je nourrissais à propos de Vespasien. Il comprit manifestement mes allusions détournées, mais c’était un homme prudent. Néron mourut au printemps, à ce que l’on dit du moins. Trois empereurs se succédèrent dans une année, Galba, Othon et Vitellius. Et même quatre, si l’on tient compte de l’infâme coup d’État que le jeune Domitien, âgé de dix-huit ans, perpétra aux dépens de son père.
Quand Othon succéda à Galba, je songeai non sans amusement que Poppée n’aurait pas eu besoin de divorcer pour devenir épouse impériale et que la prophétie se voyait doublement confirmée. Je ne suis pas superstitieux, mais toute personne douée de raison devrait garder un œil attentif sur les présages et les augures.
Vitellius prit les rênes à son tour, soutenu par les légions germaniques, dès qu’il apprit l’assassinat de Galba. À mon avis, l’audace dont fit preuve Othon en subtilisant le glaive sacré de ton ancêtre Jules César dans le temple de Mars, alors qu’il n’en avait ni légalement ni moralement le droit, fut la cause principale de sa chute rapide. Ce droit te revient, Julius Antonianus Claudius, car tu appartiens aux gens julienne et claudienne, à l’instar de tous les empereurs descendant du divin César. Heureusement, le glaive fut restitué et reçut une nouvelle consécration dans le temple de Mars.