Mais repoussant la proposition de Tigellinus, Néron se contenta de démettre les deux consuls et d’assurer lui-même leurs charges. Son amour du genre humain et son naturel sensible lui interdisaient d’appliquer les mesures rigoureuses qui seules l’auraient sauvé. Grâce à Tigellinus, il avait encore le soutien des prétoriens.
Après ses triomphes artistiques en Grèce, Néron était de plus en plus dégoûté des devoirs impériaux. Si le sénat lui avait semblé plus digne de confiance, je crois qu’il lui aurait graduellement remis une bonne part de son pouvoir. Mais tu n’ignores pas combien le sénat est désuni, déchiré par des intrigues et des jalousies. Même le plus éclairé des empereurs, même Vespasien, ne peut tout à fait se fier au sénat. J’espère que tu n’oublieras jamais cela, bien que j’appartienne moi-même à cette assemblée et que je m’emploie de mon mieux à défendre ses traditions et ses prérogatives.
Néron ne voulait pas la guerre, et encore moins la guerre civile, qui pour tous les Juliens évoque d’amers souvenirs. Pour les descendants de Jules César, la guerre civile est le pire désastre qui puisse arriver à un empereur. Il ne fit donc rien pour écraser la révolte, par désir d’éviter un inutile bain de sang. À ses critiques, il répondit ironiquement qu’il pourrait peut-être aller en procession triomphale au devant des légions qui marchaient sur Rome et tenter de les gagner à sa cause en chantant pour elles. À mes yeux, cela prouve seulement qu’il pouvait bien avoir nourri certains projets particuliers. Lorsque, dans sa jeunesse, il disait qu’il aurait préféré étudier à Rome plutôt que de s’occuper des affaires de l’État, il ne plaisantait qu’à moitié. Il avait toujours rêvé de l’Orient et n’avait jamais réussi à aller plus loin que l’Achaïe.
Blessé par les mensonges qui couraient sur son compte et par les insultes publiques qu’il avait dû subir, Néron demeurait apathique. Les troupes de Galba marchaient sur Rome et, grâce à l’inertie de Néron, ne rencontraient pas de résistance. Puis arriva la veille du jour de Minerve. Tigellinus, pour sauver sa tête, mit la garde prétorienne à la disposition du sénat qui tint une réunion extraordinaire au petit jour. Seuls les sénateurs les plus acquis à la révolte avaient été convoqués. Sur l’ordre de Tigellinus, au milieu de la nuit, à la relève de la garde de la Maison dorée, prétoriens et gardes du corps germains se retirèrent sans être remplacés.
Les deux consuls que Néron avait illégalement démis de leurs fonctions présidèrent la séance du sénat qui décida à l’unanimité de nommer empereur Galba, un vieillard chauve amateur d’athlètes. Néron fut, également à l’unanimité, déclaré ennemi public et condamné à mort, à la manière de nos ancêtres, par flagellation. Tous les sénateurs étaient persuadés que Néron se suiciderait pour échapper à un châtiment inhumain. Tigellinus figurait parmi les plus ardents adversaires de Néron.
Le fils d’Agrippine s’éveilla à minuit dans sa chambre. La Maison dorée n’était plus gardée. Son « épouse » Sporus occupait la couche voisine, et seuls quelques esclaves et affranchis demeuraient en service. Néron envoya des messages à ses amis, mais nul ne lui répondit. Pour vérifier l’ampleur de l’ingratitude humaine, il partit à pied à travers la ville, suivi seulement de quelques fidèles. Néron frappa vainement aux portes de quelques-unes de ces maisons qu’il avait offertes avec prodigalité à ses amis. Les portes restèrent closes et les demeures silencieuses. Par mesure de sécurité, leurs habitants avaient même muselé leurs chiens.
Quand Néron regagna sa chambre de la Maison dorée, il vit que l’on avait déjà dérobé les draps de soie qui recouvraient sa couche, et quelques autres objets de valeur. Pieds nus, la tête dissimulée sous une capuche, vêtu d’une tunique et d’un manteau d’esclave, Néron monta à cheval et galopa vers une ferme que possédait un de ses affranchis, lequel, si on l’en croit, avait offert ce refuge à son maître. C’était une villa sise près de la voie Salaria, au bord de la route, à la hauteur du quatrième milliaire. Tu n’oublieras pas que la demeure dans laquelle Sénèque passa le dernier jour de sa vie était située près du quatrième milliaire et que Céphas avait fait demi-tour vers Rome alors qu’il était parvenu au quatrième milliaire.
Néron était accompagné par quatre hommes, Sporus, l’affranchi, Épaphroditus, à mon grand étonnement, et un homme que le sénat devait faire exécuter à cause de ses bavardages inconsidérés en plein Forum. Acté était déjà dans la villa, attendant son empereur. Quand on me l’a décrite, j’ai trouvé que la scène avait été parfaitement arrangée et fort bien jouée. Néron était l’un des plus grands acteurs de son temps et mettait le plus grand soin à préparer ses apparitions, remarquant toujours un pilier mal placé ou un mauvais éclairage qui risquait de mettre l’accent sur un détail inutile pendant qu’il chantait.
Tandis qu’il galopait vers la villa de l’affranchi, il y eut un tremblement de terre, la foudre s’abattit devant Néron et son cheval se cabra, effarouché par l’odeur d’un cadavre abandonné sur la route. La capuche du cavalier glissa, révélant son visage. Un vétéran de la garde prétorienne le reconnut et le salua.
Le loyal vétéran ne s’empressa pas de signaler sa fuite, comme tout homme sensé aurait dû le faire, mais se rua sur ses vieilles jambes tremblantes au camp des prétoriens. Là tous connaissaient ses cicatrices et sa réputation, et comme il était membre de la secte mithraïque, il avait la confiance du centurion. Le moment était aussi favorable que possible, car Tigellinus était toujours retenu au sénat où de loquaces sénateurs, heureux de pouvoir enfin parler sans être interrompus, continuaient d’exprimer leur courroux et leur zèle patriotique.
Le vieillard adressa un discours à ses camarades, les exhortant à ne point oublier leur serment militaire et la dette de gratitude qu’ils avaient envers Néron. Ils étaient certains de sa générosité, alors que l’avarice de Galba était connue.
Ils décidèrent d’opposer la force à la force, ne doutant pas un instant du résultat de l’affrontement, car ils étaient convaincus que maints légionnaires abandonneraient Galba s’ils voyaient les troupes d’élite de Rome marcher contre eux. Les prétoriens dépêchèrent une troupe de cavaliers sous le commandement d’un centurion pour retrouver Néron et le ramener en sûreté dans le camp. Mais les hommes perdirent beaucoup de temps à rechercher le refuge de Néron, car ils ne songèrent pas d’abord à la lointaine villa de l’affranchi.
Mais Néron était las du pouvoir. Dès qu’il sut quel était l’objet de la démarche des prétoriens, il demanda à son affranchi de renvoyer la troupe de cavaliers. Puis Épaphroditus, qui était habile à certains jeux qu’il pratiquait avec Néron, lui plongea son épée dans la gorge. Néron choisit manifestement cette forme de suicide pour convaincre tout à fait le sénat de ce qu’il était vraiment mort, puisqu’il n’aurait jamais pu survivre après avoir sacrifié ses cordes vocales. Si par la suite un grand chanteur devenait célèbre en Orient, nul ne pourrait imaginer que ce fût Néron.
Tandis que le sang s’écoulait artistiquement de la blessure, Néron, rassemblant le peu de force qui lui restait, fit entrer le centurion et d’une voix à peine audible, le remercia de sa loyauté, puis, roulant les yeux, il mourut avec un râle et une convulsion si convaincants que le rude centurion lui couvrit le visage de son manteau écarlate, afin que Néron mourût comme un empereur, le visage couvert. Jules César s’était dissimulé le visage pour honorer les dieux quand les dagues des assassins avaient pénétré dans son corps. L’affranchi et Épaphroditus déclarèrent alors au centurion que pour sa propre sécurité et pour celle des prétoriens loyaux, il serait plus sage qu’il ramenât au camp la nouvelle de la mort de Néron, pour empêcher ses camarades de commettre une folie. Puis il pourrait se précipiter au sénat et raconter que dans l’espoir d’une récompense, il avait suivi Néron pour le capturer vivant et le traîner devant le sénat, mais que Néron avait réussi à se donner la mort.