Le sang qui souillait son manteau constituait une preuve suffisante, mais il aurait pu aussi trancher le cou de l’empereur déchu et apporter sa tête au sénat. Cependant, il jugeait pareille pratique incompatible avec son honneur de soldat. En tous les cas, il était certain que la bonne nouvelle lui vaudrait une récompense. Néron avait émis le désir que son corps fût incinéré discrètement, sans avoir été mutilé.
Le centurion laissa derrière lui son manteau, car le sénat dépêcherait une commission à la villa pour établir les circonstances de la mort de Néron. Dès que l’officier et ses hommes furent repartis au triple galop, les conspirateurs durent faire diligence. Quand tant de cadavres s’entassaient dans les fossés à la suite des affrontements provoqués par l’approche de Galba, il avait été facile de trouver un corps de la taille et de la corpulence de Néron. Le cadavre fut donc promptement placé sur un bûcher, le feu allumé, et l’huile répandue sur le brasier. Sous quel déguisement Néron poursuivit-il sa fuite ? De quel côté ses pas le portèrent-ils d’abord ? Je ne puis le dire. Mais je tiens pour certain qu’il partit pour l’Orient. Sans doute alla-t-il se placer sous la protection des Parthes. Depuis trois cents ans, tant de secrets ont été enterrés à la cour des Arsicades qu’ils doivent savoir les garder mieux que les Romains. Même au sénat on est souvent trop bavard. Les Parthes, eux, connaissent l’art de garder le silence.
Je dois reconnaître que la multiplication inattendue des concerts de cithare en Parthie est le seul indice précis que je puisse fournir à l’appui de mes conclusions. Mais je sais que Néron ne reviendra jamais reprendre le pouvoir à Rome. Tous ceux qui s’y sont essayés ou qui le tenteront à l’avenir, même s’ils arborent des cicatrices à la gorge, ne sont que des faux Néron qu’il faut crucifier sans hésitation.
Les compagnons de Néron avaient si bien hâté la crémation qu’à l’arrivée des sénateurs, ils étaient en train de verser de l’eau sur les blocs de marbre fumants qui se désintégraient comme de la chaux. Les restes furent enveloppés dans un linceul qui en dissimulait les formes. Néron n’avait nul défaut physique qui eût permis de l’identifier. Je t’ai relaté la mort de Néron pour que tu sois en mesure de faire face à tout événement inattendu. Néron n’avait que trente-deux ans lorsqu’il choisit de se faire passer pour mort plutôt que d’entraîner sa patrie dans la guerre civile. Au moment où j’écris, il aurait presque quarante-trois ans.
Le soupçon est né en moi quand j’ai remarqué que ces événements avaient eu lieu le jour du meurtre d’Agrippine et que Néron avait chevauché à travers la cité, la tête couverte et les pieds nus, dans la tenue d’un homme qui s’est voué aux dieux. Il me semble aussi que la disparition de Sporus constitue une preuve supplémentaire de la justesse de mon hypothèse. Néron ne pouvait vivre sans lui, car il était l’image vivante de Poppée. Maints membres éminents du sénat partagent mon opinion sur la mort de Néron, même s’ils s’abstiennent de l’exprimer à haute voix.
Je reviens à Vespasien. Ce fut un plaisir de voir l’étonnement se peindre sur ses traits lorsque les légionnaires le proclamèrent empereur, ce fut fort amusant de le voir agiter les mains en signe de dénégation, et sauter à plusieurs reprises du bouclier sur lequel les guerriers le promenèrent face aux murailles de Jérusalem. Il est vrai qu’un bouclier est un siège malcommode, surtout quand tout à leur bonheur, les soldats le font dangereusement tanguer. Il faut dire qu’ils étaient fort ivres, grâce aux sesterces que je leur avais distribués. Mais je fus en partie remboursé de mon argent puisque, par l’intermédiaire de mon affranchi syrien, j’avais réussi à m’assurer le monopole de la vente du vin dans le camp.
Après avoir envoyé leur solde aux légions de Mésie et de Pannonie ainsi que des reproches paternels aux cohortes gauloises qui s’étaient livrées sans ordre au pillage et avaient tourmenté les paisibles habitants de ces contrées, Vespasien décida de se rendre en Égypte. Pour ce faire, il n’avait nul besoin de détacher des troupes de celles qu’il laissait sous les ordres de Titus, car il pouvait compter sur la loyauté de la garnison égyptienne. Néanmoins, il lui fallait recevoir en personne la soumission de cette province qui est le grenier à blé de Rome, qui fournit le papier nécessaire à l’administration de l’empire et paie des impôts énormes.
Lorsque nous abordâmes les rivages d’Alexandrie, Vespasien décida que notre vaisseau n’entrerait pas dans le port dont tous les bassins étaient encombrés de cadavres puants de Juifs et de Grecs. Il voulait laisser aux habitants de la cité le temps de régler leurs dissensions internes et de se retirer sur leur positions respectives, car il préférait éviter toute effusion de sang inutile. Alexandrie est une trop grande ville pour que les différends entre Juifs et Grecs trouvent une conclusion aussi simple que celle qui a prévalu, par exemple, à Césarée. Nous abordâmes aux environs de la cité et pour la première fois de ma vie, je posai le pied sur le sol sacré de l’Égypte, souillant ainsi de vase mes superbes chaussures sénatoriales.
Le lendemain matin, nous fûmes accueillis par une députation de la cité venue à nous avec toute la pompe et la magnificence égyptienne. D’une seule voix, Juifs et Grecs s’excusaient bruyamment du tumulte provoqué par quelques têtes chaudes et nous assuraient que le calme était rétabli dans la cité. Dans la délégation figuraient des philosophes, des érudits et le doyen des bibliothèques de la ville avec ses subordonnés. Vespasien, qui n’était pas un érudit, leur fit beaucoup de politesses.
Quand il apprit qu’Apollonios de Tyane se trouvait dans la cité pour étudier la sagesse égyptienne et enseigner aux Égyptiens la doctrine des gymnosophistes indiens et la contemplation du nombril, Vespasien dit qu’il regrettait profondément que le plus grand philosophe du monde n’eût pas jugé compatible avec sa dignité de venir avec ses confrères souhaiter la bienvenue à l’empereur.
La conduite d’Apollonios était tout à fait délibérée. Sa vanité était connue et on le savait aussi fier de sa sagesse que de la barbe qui lui couvrait la poitrine. Il désirait plus que tout au monde se ménager la faveur de l’empereur, mais jugeait plus avisé de susciter d’abord quelque inquiétude chez Vespasien, en lui laissant supposer qu’il n’approuvait peut-être pas ses visées impériales. Autrefois, à Rome, Apollonios s’était employé à gagner la faveur de Néron mais ce dernier ne l’avait pas même reçu, car il préférait l’art à la philosophie. Ayant réussi à effrayer Tigellinus avec ses pouvoirs surnaturels, il avait obtenu l’autorisation de rester à Rome, bien que Néron en eût banni tous les philosophes trop portés sur la critique.
Le lendemain avant l’aube, Apollonios de Tyane se présenta à l’entrée du palais impérial à Alexandrie et demanda à entrer. Les gardes lui barrèrent le passage et lui expliquèrent que Vespasien, levé depuis longtemps, dictait d’importantes missives.
— Cet homme régnera, dit sentencieusement Apollonios, dans l’espoir que sa prophétie viendrait aux oreilles de Vespasien, ce qui ne manqua pas de se passer.
Plus tard, il se montra de nouveau à la porte pour demander qu’on lui donnât un quignon de pain et une coupe de vin. Cette fois, on le conduisit directement à Vespasien avec tous les honneurs dus au plus grand érudit du monde. Beaucoup considéraient Apollonios comme un égal des dieux.
Apollonios parut un peu surpris par le pain grisâtre des légionnaires et le vin aigre que lui offrit Vespasien, car le philosophe avait toujours goûté les meilleurs mets et ne méprisait pas l’art culinaire, même si parfois il jeûnait pour purifier son corps. Mais, persévérant dans le rôle qu’il avait choisi, il fit l’éloge de la simplicité de son hôte en ajoutant que cette qualité était bien la preuve que Vespasien méritait de triompher contre Néron.