Puis il se mit en devoir d’expliquer, avec toutes sortes de circonlocutions et d’incidentes, qu’il était désireux de se familiariser avec l’ancienne sagesse des Égyptiens, d’aller fouiller les pyramides et peut-être même boire aux sources du Nil. Mais il ne pouvait se payer ni barque ni rameurs, quoiqu’il fût un vieil homme dont les pieds étaient las d’innombrables voyages. Vespasien me montra du doigt :
— Je n’ai pas d’argent. Je ne dispose que des fonds nécessaires à l’État, comme tu dois le savoir, j’en suis sûr, mon cher Apollonios. Mais mon ami Minutus Manilianus, ici présent, est un homme riche qui te donnera probablement un navire et des rameurs, si tu le lui demandes. Et il paiera ta croisière jusqu’aux sources du Nil. Tu n’as nulle crainte à avoir pour ta sécurité, car une expédition de savants a été envoyée là-bas par Néron il y a deux ans. Elle est protégée par les prétoriens. Rejoins-la si tu peux.
Apollonios se réjouit en entendant cette promesse qui ne coûtait pas un denier à Vespasien.
— Ô Jupiter Capitolin ! s’écria-t-il, en extase. Toi le guérisseur au chaos de l’État, sauve cet homme, pour ton propre bénéfice. Il le relèvera de ses cendres, ton temple que des mains impies détruisent à cette heure dans la lueur de l’incendie.
Nous fûmes tous ébahis par cette prophétie et cette vision. À la vérité, je crus d’abord que l’attitude d’Apollonios était pure affectation. Ce ne fut que deux semaines plus tard que nous apprîmes la déposition de Vitellius et comment Flavius Sabinus et Domitien avaient été contraints de s’enfermer dans le temple de Jupiter Capitolin.
Domitien échappa à l’encerclement par une ruse de lâche. Comme les soldats de Vitellius, après avoir bouté le feu au temple, attaquaient ses murailles avec leurs béliers, Domitien se coupa les cheveux et se déguisa en prêtre d’Isis pour se joindre à un groupe de prêtres que les assaillants laissèrent sortir avant le massacre final. Tout vieux qu’il était, mon beau-père Flavius Sabinus mourut bravement, l’épée à la main, pour son frère Vespasien.
Domitien se réfugia sur l’autre rive du Tibre et se cacha chez la mère juive d’un de ses anciens condisciples. Tous les fils des familles de princes juifs fréquentaient l’école du Palatin. L’un d’eux, le fils du roi de Chalcis connut une fin qui décida mon fils Jucundus à conspirer avec d’autres jeunes gens pour détruire Rome et transporter la capitale à l’Orient. Je dois rapporter aussi cet épisode, bien que j’eusse d’abord décidé de n’en point parler.
Après avoir enivré le jeune prince de Chalcis, Tigellinus avait abusé de lui. Devant tous ses condisciples, le jeune homme s’était ensuite suicidé, car ses préjugés religieux lui interdisant d’entretenir des rapports avec des hommes, il était devenu indigne de succéder à son père. C’était pour venger sa mort que l’incendie de Rome avait été rallumé au moment où il commençait de s’éteindre. Jucundus comptait au nombre de ceux qui avaient mis le feu dans le jardin de Tigellinus. Il ne mourut donc pas en victime innocente.
Dans sa couardise, Domitien avait deviné que nul n’irait le chercher dans le quartier juif de la ville, car les Juifs haïssaient Vespasien, son père, à cause du siège de Jérusalem et des pertes terribles que ce dernier avait occasionné aux Juifs lorsqu’ils avaient tenté une sortie, en les prenant en tenaille.
Sans aucun doute, Apollonios de Tyane possédait des pouvoirs surnaturels. Par la suite, nous décidâmes qu’il avait bel et bien vu le temple du Capitole en flammes. Quelques jours après cet épisode, Domitien se glissa hors de sa cachette et se proclama insolemment empereur. Bien entendu, le sénat porte une part de responsabilité, car les pères de la cité étaient convaincus qu’ils tireraient un meilleur parti d’un empereur de dix-huit ans que d’un homme comme Vespasien, habitué à donner des ordres.
Domitien se vengea de sa terreur et de son humiliation en livrant Vitellius à la populace qui le pendit par les pieds sur le Forum et le tua lentement à coups de dague. Son corps fut ensuite traîné jusqu’au Tibre au bout d’un crochet de fer. Garde ces exactions à l’esprit, ô mon fils, et ne te fie jamais tout à fait à la volonté populaire. Aime ton peuple autant que tu voudras, mais sache imposer une discipline à l’objet de ton amour.
À Alexandrie, nous ignorions encore tout de ces événements. Vespasien hésitait toujours entre différentes formes de gouvernement. Comme il était le doyen des sénateurs, la république restait chère à son cœur. Nous en parlions souvent mais nous ne nous pressions pas d’agir. Et puis un jour, les prêtres d’Alexandrie confirmèrent la divinité de Vespasien et déclarèrent que toutes les prophéties qui depuis un siècle annonçaient la venue d’un empereur à l’Orient, s’étaient enfin réalisées.
Par un matin brûlant, Vespasien avait installé son tribunal devant le temple de Sérapis, pour honorer le dieu de l’Égypte. Un aveugle et un boiteux se présentèrent devant lui, le suppliant de les guérir. Vespasien ne désirait nullement éprouver ses talents de thaumaturge, car une foule de badauds l’observait et il ne tenait pas à se ridiculiser.
Brusquement, il me sembla avoir déjà vu cette scène : les colonnes du temple, le tribunal et la foule. Il me sembla même reconnaître les deux hommes. Tout à coup, je me souvins d’avoir rêvé tout cela dans ma jeunesse, lorsque je guerroyais en Bretagne au pays des Brigantes. Je rappelai mon rêve à Vespasien et le pressai d’essayer d’agir ainsi que je l’avais vu faire dans mon sommeil. À contrecœur, Vespasien se leva de son siège et lança un gros crachat dans l’œil de l’aveugle avant d’administrer un violent coup de pied dans la jambe du boiteux. L’aveugle recouvra la vue et le pied tordu du boiteux se redressa si promptement que nous n’en crûmes pas le témoignage de nos yeux. Alors Vespasien crut enfin qu’il était né pour être empereur, bien qu’après cela il ne se sentit pas plus saint ou plus divin qu’auparavant, à moins qu’il ne dissimulât de tels sentiments.
Quand, après une nuit sans sommeil, Vespasien nous annonça que les dieux avaient bel et bien décidé qu’il serait empereur, je poussai un soupir de soulagement. Quel désastre pour Rome si, obéissant à ses antiques idées républicaines, Vespasien avait changé l’organisation de l’État ! Lorsque je fus enfin certain de ses intentions, j’osai lui raconter mon secret. Je lui parlai de Claudia et de tes origines, ô Julius, toi le dernier descendant mâle des Juliens. Dans mon cœur, je t’ai toujours donné ce nom de Julius, que tu as reçu officiellement le jour où tu as revêtu la toge virile et où Vespasien t’a accroché lui-même la broche d’Auguste à l’épaule.
Vespasien me crut aussitôt et ne fut nullement surpris, comme on aurait pu s’y attendre. Il connaissait ta mère depuis l’époque où l’empereur Caius Caligula avait pris l’habitude de l’appeler cousine pour ennuyer Claude. Vespasien médita sur les liens de parenté qu’il découvrait :
— Ainsi donc ton fils est le petit-fils de Claude, qui était lui-même un neveu de Tibère. En fait, le trône impérial s’est beaucoup transmis par les femmes. Le père de Néron était avant tout le fils de la sœur aînée de Marc Antoine même si, pour respecter les formes, Claude a adopté Néron. Sans aucun doute, les droits héréditaires de ton fils sont légalement aussi valides que ceux des autres empereurs. Que veux-tu donc ?
— Je veux que mon fils devienne le meilleur et le plus noble empereur que Rome ait jamais connu. Je ne doute pas un instant Vespasien, que dans ta droiture, tu sauras le reconnaître comme ton héritier lorsque le moment sera venu.