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Vespasien réfléchit un long moment en fronçant le sourcil, les yeux mi-clos.

— Quel âge a ton fils ? demanda-t-il enfin.

— Il aura cinq ans à l’automne prochain, dis-je fièrement.

— En ce cas, rien ne presse. Espérons que les dieux me permettent de supporter le fardeau de l’empire pendant une dizaine d’années, le temps nécessaire pour remettre de l’ordre dans les affaires de l’État. Alors ton fils recevra la toge virile. Titus a ses faiblesses et sa liaison avec Bérénice m’inquiète, mais les hautes charges grandissent souvent les hommes. Dans dix ans, Titus aura plus de quarante ans et sera un homme de sens rassi. Selon moi, il aura parfaitement le droit d’accéder au trône, s’il n’épouse pas cette Bérénice. La femme de l’empereur ne peut pas être une Juive, même si elle appartient à la famille d’Hérode. Si Titus se conduit de façon sensée, je suppose que tu le laisseras gouverner, ce qui donnera à ton fils le temps de devenir à son tour un homme mûr. Mon autre fils, Domitien, ne sera jamais empereur. La seule idée qu’il puisse régner me consterne. En fait, j’ai toujours regretté de l’avoir conçu au cours d’une de mes visites à Rome, alors que j’étais ivre. Cela s’est passé dix ans après la naissance de Titus. Je ne pensais pas que mon mariage pouvait être encore fécond. La pensée de Domitien me donne la nausée. J’ai du mal à me décider à célébrer un triomphe, car je serai forcé de l’y associer.

— Certes, tu dois célébrer un triomphe pour la prise de Jérusalem, dis-je, mal à l’aise. Tu offenserais gravement les légions si tu t’en abstenais et elles ont subi de grosses pertes dans la guerre contre les Juifs.

Vespasien poussa un profond soupir.

— Je n’avais jamais beaucoup réfléchi à la question. Je suis trop vieux pour monter les marches du temple capitolin à genoux. Les rhumatismes que j’ai contractés en Bretagne me font encore trop souffrir.

— Mais je pourrai te soutenir par un bras et Titus par l’autre, proposai-je, encourageant. La chose est moins difficile qu’il n’y paraît.

Vespasien me considéra avec un sourire.

— Que penserait-on d’un tel spectacle ? Mais par Hercule, j’aimerais mieux t’avoir à mon côté, plutôt que Domitien, qui est un être fourbe et immoral.

Il disait cela avant même d’avoir entendu parler de la victoire de Crémone, du siège du Capitolin et de la lâche conduite de Domitien. Par respect pour le souvenir de sa grand-mère, Vespasien autorisa son fils cadet à figurer dans la procession triomphale derrière Titus, mais Domitien dut se contenter de chevaucher une mule, ce qui éclaira le peuple sur l’estime que lui vouait l’empereur.

Voilà un mois que les médecins m’ont autorisé à retourner à Rome. Je dois remercier la Fortune, car je me sens rajeuni au point que tout à l’heure, j’ai demandé à ce qu’on me prépare mon cheval favori. Je vais pouvoir chevaucher à nouveau, après avoir dû pendant des années me contenter de mener ma monture par la bride dans les processions. Depuis un décret de Claude, nous autres vieillards avons cette possibilité et nous en profitons pour prendre de l’embonpoint.

Puisque je t’ai parlé de Fortune, je dois te dire que ta mère a toujours été étrangement jalouse de cette simple coupe de bois que j’ai héritée de ta grand-mère Myrina. Peut-être la vue de cet objet ne rappelle-t-elle que trop à Claudia que tu as un quart de sang grec dans les veines ? Heureusement, elle ignore les basses origines de ta grand-mère paternelle. En butte à la jalousie de ta mère, j’ai envoyé cette coupe de la Fortune à Linus voilà plusieurs années déjà. C’était dans un moment de satiété où j’étais convaincu d’avoir atteint le sommet des succès terrestres. Il me semble que les chrétiens ont besoin des secours de la Fortune et Jésus de Nazareth lui-même, après sa résurrection, a bu dans ce calice. Pour qu’il ne s’use pas, je l’ai fait recouvrir d’or et d’argent. Sur l’un des côtés est gravée une image de Céphas et sur l’autre, un portrait de Paul.

À l’instant où j’écrivais ces lignes de ma propre main, le destin est venu mettre un terme à ces mémoires. Un messager vient de m’annoncer que l’empereur de Rome, Vespasien, est mort près de Raete, dans la cité de sa famille. Il ne célébrera pas son soixante-dixième anniversaire, mais on dit que la mort l’a pris à l’instant où il se levait et qu’il s’est éteint debout, dans les bras de ceux qui le soutenaient.

Sa mort sera gardée secrète pendant deux jours, pour laisser à Titus le temps de regagner Raete. Notre premier devoir, au sénat, sera de proclamer la divinité de Vespasien. Il l’a bien méritée, car il s’est montré le plus dévoué, le plus juste, le plus bienveillant et le plus industrieux de tous les empereurs de Rome. Ce n’était point sa faute, s’il était d’origine plébéienne. Oublions cela, puisqu’il est un dieu à présent. Moi, son vieil ami, je me réserverai une place dans le collège de ses prêtres, car jusqu’à présent je n’ai jamais occupé de fonction sacerdotale. C’est un titre nouveau que j’ajouterai à la liste de mes mérites, pour servir à ton avenir, ô mon cher enfant ! En hâte, de ma propre main, ton père, MINUTUS LAUSUS MANILIANUS.

Trois mois plus tard, avant de mettre ces notes en lieu sur : Il semble que la Fortune commence à me fuir. L’effroyable éruption du Vésuve vient de ruiner ma nouvelle demeure d’Herculanum, où je comptais finir mes vieux jours sous un doux climat et en plaisante compagnie. Ma bonne fortune a permis néanmoins que je n’aie pas pu me rendre là-bas pour discuter avec les constructeurs des sommes qu’ils me demandaient, car en cet instant, je serais sans doute moi-même enterré sous des flots de cendre.

Mais ce terrible présage me donne de graves inquiétudes pour le principat de Titus. Heureusement, il a encore ses meilleures années devant lui, et on le nomme « la joie et le délice du genre humain ». Pourquoi cela, je ne saurais le dire. Néron était appelé ainsi dans sa jeunesse.

ÉPILOGUE

Minutus Lausus Manilianus, titulaire d’un insigne de triomphe et de la charge de consul, grand prêtre du collège sacerdotal de Vespasien et membre du sénat romain, connut, sous le principat de l’empereur Domitien, la mort atroce et merveilleuse des témoins de la foi chrétienne dans l’arène de l’amphithéâtre Flavien, le Cotisée. Son épouse Claudia, juive de naissance, et son fils Clément périrent avec lui, ainsi que le consul Flavius Titus, cousin de Domitien et fils de l’ancien préfet de la cité. En raison de leur origine et de leur rang, on leur accorda le privilège d’être jetés aux lions.

Le sénateur Minutus Manilianus accepta de recevoir le sacrement du baptême, qui lui fut administré dans sa cellule, sous l’arène du Colisée, la veille de son martyre, par un esclave qui avait reçu la grâce et qui devait mourir avec lui dans le cirque. Il manifesta pourtant quelques réticences et tint à dire qu’il préférait mourir pour des raisons politiques que pour la transfiguration du Christ.

Les chrétiens s’opposèrent sur la forme que devait revêtir le baptême et une violente querelle éclata. Les uns exigeaient qu’on procédât à l’immersion du corps entier, et les autres affirmaient qu’il suffisait de lui asperger la tête. L’amphithéâtre Flavien possédait, comme nous le savons, d’excellentes canalisations d’eau, principalement à l’usage des fauves et des gladiateurs. Les condamnés avaient seulement le droit de se désaltérer et encore, ce jour-là, la ration de chacun se trouvait-elle limitée par le nombre des prisonniers. Manilianus mit un terme à la discussion en annonçant qu’il suffirait à l’esclave de cracher sur son crâne chauve. Tout le monde se tut en entendant pareil blasphème, mais son épouse Claudia rompit le silence pour lui faire remarquer que, plus que tout autre, il aurait besoin de la miséricorde du Christ lorsqu’il se trouverait face aux lions, lui qui tout au long de sa vie s’était montré malfaisant, avaricieux et dur comme la pierre. Manilianus marmonna qu’il avait aussi accompli quelques bonnes actions mais de ceux qui le connaissaient, nul ne prit ses paroles au sérieux.