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La femme sursauta violemment, comme si elle venait à peine de remarquer ma présence. Elle leva sur moi des yeux brillants et je vis qu’elle était jeune et, à en juger par sa coiffure, non mariée. Avant qu’elle me répondît, j’eus le temps de détailler les traits irréguliers et grossiers, la peau brûlée par le soleil comme chez les esclaves, la grande bouche et les lèvres pleines.

— J’apprends les paroles sacrées des rituels et je les compare entre elles dans différentes œuvres, m’expliqua-t-elle d’un ton sec. Il n’y a là rien qui autorise à se moquer.

En dépit de sa mine revêche, je la devinai aussi intimidée que moi. Je remarquai ses mains tachées d’encre : la plume avec laquelle elle prenait des notes était hors d’usage. À sa façon de la tenir, on devinait qu’elle se livrait à une activité familière et que seule la mauvaise qualité de son matériel était responsable de sa vilaine écriture.

— Je ne me moquais pas, je vous assure, m’empressai-je de dire avec un sourire. Bien au contraire, je suis pénétré de respect pour vos occupations érudites. Je ne voudrais en rien les perturber, mais j’ai promis à mon père de lire cet ouvrage. Certes, je n’aurai pas la prétention de le comprendre aussi bien que vous, mais enfin, j’ai promis.

J’avais espéré qu’elle m’interrogerait sur mon père et qu’en retour je pourrais m’enquérir de son nom. Mais elle était moins curieuse que moi. En me gratifiant du regard qu’on lance à une mouche importune, elle se baissa vers la pile de rouleaux à ses pieds et me tendit ceux qui constituaient la première partie du livre.

— Voilà. Prenez cela et cessez de m’importuner de vos avances.

Je rougis si violemment que le visage me brûla. Assurément, elle se trompait si elle croyait que j’avais usé d’un prétexte pour faire sa connaissance. Je pris les rouleaux, allai me placer sous une fenêtre de l’autre côté de la pièce et, lui tournant le dos, me plongeai dans la lecture.

Je lisais aussi vite que possible, sans faire le moindre effort pour garder en mémoire la longue liste de noms qui encombrait le livre. Claude jugeait évidemment nécessaire d’exposer auprès de qui et comment chaque information avait été collectée, quels auteurs avaient traité du même sujet et comment lui-même comptait l’aborder. Il me semblait n’avoir jamais lu plus ennuyeux et plus vétilleux ouvrage. Mais à l’époque où Timaius m’avait contraint de lire ses livres préférés, j’avais appris à les survoler en ne cueillant au passage que ce qui m’intéressait. Quand Timaius me questionnait ensuite sur le contenu des ouvrages, je m’agrippais fermement à ce qui en surnageait dans mon esprit. C’était ainsi que j’avais l’intention de lire l’œuvre de Claude.

Mais la jeune fille ne voulait pas me laisser lire en paix. Elle riait toute seule et parfois jurait à haute voix tout en fouillant dans ses rouleaux. Pour finir, fatiguée d’aiguiser constamment sa plume usée, elle la cassa en deux et, trépignant de fureur, me lança :

— Serais-tu sourd et aveugle, horrible gamin ? Va donc me chercher une bonne plume. Tu as dû être bien mal élevé pour ne pas y avoir songé de toi-même.

Le visage me brûla de nouveau. La colère était pour une bonne part à l’origine de ma rougeur, car je voyais bien qu’elle ne se conduisait pas précisément comme une jeune fille bien élevée. Mais comme j’approchais de la fin du premier rouleau, il valait mieux éviter une dispute. Je me maîtrisai donc et m’en fus demander une plume de rechange au bibliothécaire. Il marmonna que selon le règlement, plume et papier étaient fournis gracieusement aux lecteurs, mais que nul citoyen n’était assez misérable pour oser en prendre sans payer. Furieux, je lui donnai une pièce d’argent et il me tendit en échange une poignée de plumes et un rouleau de fort mauvais papier. Je retournai à la salle de Claude où la fille m’arracha le matériel des mains sans même me remercier.

Quand j’eus terminé le premier livre, je revins lui demander le deuxième.

— Est-ce possible ? Comment peux-tu lire si vite ? s’étonna-t-elle. Est-ce que tu as retenu quoi que ce soit de ce que tu as lu ?

— J’ai retenu au moins que les prêtres étrusques avaient la déplorable habitude d’utiliser des serpents venimeux comme armes de jet. Je ne suis pas surpris que tu étudies leurs us et coutumes.

Il me sembla qu’elle regrettait déjà sa conduite car, en dépit de ma méchante pique, elle me tendit humblement une plume et d’une voix de petite fille me demanda :

— Peux-tu l’aiguiser ? Je crois bien que je n’y arriverai jamais. Elles se mettent à baver presque tout de suite.

— C’est à cause du mauvais papier, expliquai-je.

Je lui pris son couteau et sa plume, aiguisai et fendis celle-ci.

— N’appuie pas autant sur le papier, lui conseillai-je. Sinon, tu feras une tache du premier coup. Avec un peu plus de délicatesse, il n’est pas difficile d’écrire même sur du mauvais papier.

Elle me répondit par un sourire brusque comme l’éclair dans un ciel assombri de nuages. Ses traits énergiques, sa grande bouche et ses yeux obliques me parurent tout à coup adorables à un point que je n’aurais pu imaginer un instant auparavant.

Comme je restai planté là, à la contempler, elle me tira la langue :

— Prends ton livre et retourne à ta place pour le lire, puisque tu aimes tant cela.

J’obtempérai. Mais elle, ensuite, ne cessa de me harceler en me priant sans cesse de lui tailler une autre plume et bientôt mes doigts furent aussi noirs que les siens. L’encre était pleine de grumeaux et la jeune fille en était si furieuse qu’elle insulta son encrier à plusieurs reprises.

À midi, elle prit un paquet, l’ouvrit et se mit en devoir de dévorer avidement, en déchirant de longs morceaux de pains et en engloutissant d’énormes bouchées d’un fromage rustique.

Comme je la considérais avec désapprobation, elle expliqua en manière d’excuse :

— Je sais parfaitement qu’il est interdit de manger ici. Mais je n’y peux rien. Si je sortais seule, on m’importunerait. Des inconnus me harcèleraient de propos inconvenants.

Elle se tut un instant puis, écarquillant les yeux, ajouta :

— Mon esclave doit venir me chercher ce soir à la fermeture.

Il n’était pas difficile de comprendre qu’elle ne possédait pas même un esclave. Son repas était frugal et si elle m’avait envoyé lui chercher des plumes et du papier avec tant de hauteur, c’était probablement parce qu’elle ne disposait pas de l’argent nécessaire. J’étais déconcerté. Je ne désirais l’offenser en aucune façon. Et de la voir manger me donnait faim.

J’ai dû déglutir, car sa voix se radoucit tout à coup :

— Pauvre garçon, dit-elle, tu dois avoir faim, toi aussi.

Elle brisa généreusement son pain en deux, me tendit aussi le fromage rond pour que j’y pus mordre à mon tour et le repas fut achevé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Tout est savoureux au palais de la jeunesse. Je lui fis donc compliment de son pain :

— C’est du vrai pain de campagne, comme ton fromage frais est un vrai fromage de campagne. On n’en trouve pas d’aussi bon à Rome.

Mes louanges lui furent agréables :

— Je vis hors les murs, m’apprit-elle. Peut-être connais-tu, près du cirque de Caius, le champ des morts et l’oracle. C’est dans cette direction que j’habite, au-delà du Vatican.

Mais elle s’obstina à me taire son nom et nous reprîmes nos lectures. Elle écrivait et, en les répétant à voix basse, apprenait par cœur les anciens textes sacrés des Étrusques que Claude avait consignés dans son œuvre. D’un livre à l’autre, je grappillai et gravai dans ma mémoire tout ce qui concernait les guerres terrestres et navales de la cité de Caere. Vers le soir, la salle s’assombrit de l’ombre du Palatin glissant par la fenêtre. Le ciel se couvrait de nuages.