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Mais mon père savait aussi prendre des positions tranchées et s’y tenir. Au conseil de la cité, il refusa catégoriquement de payer pour les représentations du cirque, les combats d’animaux sauvages et de gladiateurs. Mais tandis qu’il s’opposait même aux spectacles théâtraux, il fit bâtir, à l’instigation de ses affranchis, des galeries publiques qui portèrent son nom. Les boutiquiers qui s’y installèrent lui versèrent d’importants loyers, de sorte que l’entreprise lui rapporta des bénéfices en même temps qu’elle accrut son prestige.

Les affranchis de mon père ne comprenaient pas la dureté de son attitude à mon égard. Alors qu’il souhaitait que je me satisfasse de son mode de vie frugal, ils se disputaient pour m’offrir tout l’argent dont j’avais besoin, me donnaient de superbes vêtements, veillaient à ce que la selle et le harnais de mon cheval fussent décorés et faisaient de leur mieux pour me protéger et lui cacher mes actes inconsidérés. Avec la folie de ma jeunesse, j’étais à l’affût des occasions de me distinguer et, si possible, de me distinguer davantage que les autres jeunes nobles de la cité. Les affranchis de mon père, peu perspicaces sur leur véritable intérêt, m’encourageaient dans cette voie, car ils pensaient que mon père et eux-mêmes en tireraient avantage.

Grâce à Barbus, mon père admit la nécessité de m’apprendre la langue latine. Comme le latin militaire du vétéran était fort sommaire, mon père prit soin de me faire lire les œuvres des historiens Virgile et Tite-Live. Des soirées entières, Barbus me parla des collines, des monuments et des traditions de Rome, de ses dieux et de ses guerriers, si bien que je finis par brûler du désir de voir la Ville. Je n’étais pas syrien et, si ma mère n’était qu’une Grecque, je pouvais me considérer comme le rejeton d’une longue lignée de Manilianus et de Maecenaenus. Naturellement, je ne négligeais pas pour autant l’étude du grec : à quinze ans, je connaissais beaucoup de poètes hellènes. Pendant deux ans, j’eus pour tuteur Timaius de Rhodes. Mon père l’avait acheté après les troubles qui avaient ensanglanté son île. Il lui avait proposé de recouvrer la liberté mais s’était heurté à un refus obstiné, le Rhodien arguant qu’il n’y avait pas de différence réelle entre un esclave et un homme libre et que la liberté gîtait au cœur des hommes.

Ainsi donc, le sombre Timaius m’enseigna la philosophie stoïcienne, car il méprisait les études latines. Les Romains à ses yeux n’étaient que des barbares qu’il haïssait pour avoir privé Rhodes de sa liberté.

Parmi ceux qui participaient aux jeux équestres, une dizaine de jeunes gens rivalisaient entre eux d’exploits insensés. Nous nous étions juré fidélité et offrions des sacrifices au pied d’un arbre élu par nous. Un jour que nous regagnions nos pénates après avoir beaucoup chevauché, nous décidâmes, dans notre témérité, de traverser la ville au galop en arrachant les guirlandes ornant le seuil des boutiques. Par erreur, je me saisis d’une de ces couronnes de chêne qu’on accrochait sur les façades des demeures dont un habitant était mort. Nous avions pourtant seulement l’intention de nous distraire aux dépens des marchands. J’aurais dû comprendre que cette méprise était un mauvais présage et au fond, j’étais effrayé, mais je n’en suspendis pas moins la couronne à notre arbre aux sacrifices.

Quiconque connaît Antioche devinera quelle émotion suscita notre exploit. Les autorités ne pouvaient identifier précisément les coupables mais, pour éviter à tous nos condisciples dans les jeux équestres d’être punis, nous nous dénonçâmes. Comme les magistrats étaient peu désireux de déplaire à nos pères, nous nous en tirâmes à peu de frais. Après cet épisode, nous cantonnâmes nos prouesses à l’extérieur des murs de la cité.

Un jour, nous aperçûmes sur le bord du fleuve un groupe de jeunes filles occupées à quelque activité mystérieuse. Nous les prîmes pour des paysannes et l’idée me vint de jouer avec elles à « l’enlèvement des Sabines ». Je contai ce chapitre de l’histoire romaine à mes amis qui s’en amusèrent beaucoup. Nous nous élançâmes vers les berges, et chacun d’entre nous s’empara d’une fille qu’il hissa sur sa selle devant lui. En fait, ce fut beaucoup plus difficile à faire qu’à dire, et il ne fut non plus guère facile de maintenir sur nos montures ces filles qui hurlaient et se débattaient farouchement. À la vérité, je ne savais que faire de ma prise et après l’avoir chatouillée pour la faire rire – ce qui, à mes yeux, démontrait de manière éclatante qu’elle était entièrement en mon pouvoir – je la ramenai au bord du fleuve et la laissai tomber à terre. Mes amis m’imitèrent. Nous nous éloignâmes sous une pluie de pierres qu’elles nous jetèrent, et le cœur étreint d’un sombre pressentiment car, dès que j’avais saisi ma proie, je m’étais rendu compte que nous n’avions pas affaire à des paysannes.

C’était en fait des filles nobles venues au bord du fleuve pour s’y purifier et accomplir certains sacrifices requis par leur accession à un nouveau degré de leur féminité. Nous aurions dû le comprendre à la seule vue des rubans colorés accrochés aux buissons pour éloigner les curieux. Mais lequel d’entre nous avait la moindre idée des rites mystérieux accomplis par les jeunes filles ?

Pour s’éviter des tracas, les jouvencelles auraient peut-être gardé le secret sur cette affaire, mais une prêtresse les accompagnait et, dans son esprit rigide, il ne faisait aucun doute que nous eussions délibérément commis un sacrilège. Ainsi mon idée aboutit-elle à un effroyable scandale. Il fut même avancé que nous devions épouser ces vierges que nous avions déshonorées. Par bonheur, aucun d’entre nous n’avait encore revêtu la toge virile.

Timaius éprouva une telle fureur contre moi, que ce simple esclave se permit de me battre à coups de baguette. Barbus la lui arracha des mains et me conseilla de fuir la ville. Superstitieux, le vétéran craignait la colère des dieux syriens. Timaius quant à lui n’avait pas peur des dieux, car il considérait que tous les dieux n’étaient que de vaines idoles. Mais il estimait que ma conduite jetait la honte sur mon tuteur. Le plus grave était l’impossibilité de tenir mon père dans l’ignorance de cette affaire.

Impressionnable et inexpérimenté, je commençai, en voyant les craintes des autres, à surestimer l’importance de notre faute. Timaius, qui était un vieil homme et un stoïcien, aurait dû montrer plus de mesure dans ses réactions et, devant pareille épreuve, affermir mon courage plutôt que le saper. Mais il révéla sa véritable nature et la profondeur de son amertume en m’admonestant ainsi :

— Pour qui te prends-tu, fainéant, répugnant fanfaron ? Ce n’est pas sans raison que ton père t’a nommé Minutus, l’insignifiant. Ta mère n’était qu’une Grecque impudique, une danseuse, une putain, pire encore peut-être : une esclave. Voilà d’où tu viens. C’est tout à fait légalement, et non point sur une lubie de l’empereur Caius, que le nom de ton père a été rayé de la liste des chevaliers. Il a été chassé de Judée à l’époque du gouverneur Ponce Pilate pour s’être mêlé de superstitions juives. Ce n’est pas un vrai Manilianus, il ne l’est que par adoption et, s’il a fait fortune à Rome, ce fut à la suite d’une décision de justice inique. Comme il s’est scandaleusement compromis avec une femme mariée, il ne pourra jamais revenir dans la Ville. Voilà pourquoi tu n’es rien, Minutus. Et tu vas devenir encore plus insignifiant, ô toi, fils dissolu d’un père misérable.