Mais je m’opiniâtrai, la pressant de me dire son nom. À la fin, elle poussa un profond soupir.
— Me promets-tu un baiser de tes lèvres candides et de ne pas t’effrayer quand je t’aurai dit mon nom ?
Je répondis que je ne pourrais toucher une jeune fille tant que je n’aurais pas rempli la promesse faite à l’oracle de Daphné, ce qui eut pour effet d’exciter sa curiosité :
— Nous pourrions au moins essayer, insista-t-elle.
Et comme je m’obstinais :
— Je m’appelle Claudia Plauta Urgulanilla.
— Claudia, répétai-je. Appartiendrais-tu à la gens claudienne ?
Elle parut surprise de ce que son nom n’évoquât rien pour moi :
— Vraiment, tu ignores qui je suis ? Je crois sans peine que tu es né en Syrie. Mon père s’est séparé de ma mère et je suis née cinq mois après le divorce. Mon père a refusé de me prendre dans ses bras et m’a fait déposer nue sur le seuil de ma mère. Il aurait mieux fait de me jeter à l’égout… J’ai également le droit de m’appeler Claudia, mais aucun homme honnête ne pourra ni ne voudra m’épouser car mon père, par une procédure illégale, a obtenu que je sois déclarée née hors des liens du mariage. Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai lu ses livres ? C’était pour vérifier à quel point il est fou. Comprends-tu aussi pourquoi j’ai craché sur son effigie ?
— Par tous les dieux connus et inconnus ! m’écriai-je ébahi, essaierais-tu de me faire croire que tu es la fille de l’empereur Claude, toi, pauvre folle ?
— Nul ne l’ignore à Rome. C’est pour cela que sénateurs et chevaliers n’osent pas me saluer en public. C’est pour cela qu’on me cache dans la campagne au-delà du Vatican. Mais respecte ta promesse, à présent ; je t’ai dit mon nom, alors que cela m’est bien sûr interdit.
Lâchant ses chaussures, elle se suspendit à mon cou, en dépit de ma résistance. Je l’étreignis et baisai ses lèvres tièdes dans les ténèbres. Et rien ne se passa, bien que j’eusse rompu ma promesse. Peut-être la déesse ne fut-elle pas offensée parce que je n’eus pas même un frisson en embrassant la jeune fille. Ou peut-être fut-ce à cause de ma promesse que je n’éprouvai rien. Je ne sais.
Claudia garda les mains sur mes épaules et caressa mon visage de son haleine brûlante.
— Minutus, promets-moi de venir me voir quand tu recevras la toge virile.
Je marmonnai que même à ce moment-là, il me faudrait encore obéir à mon père. Mais elle insista :
— Maintenant que tu m’as donné un baiser, nous sommes d’une certaine manière liés l’un à l’autre.
Elle se baissa, fouillant l’obscurité à la recherche de ses chaussures. Quand elle les eut trouvées, elle tapota ma joue froide et s’enfuit. Je lançai à son adresse que je ne me sentais en aucune façon lié à elle puisqu’elle m’avait arraché un baiser, mais elle avait disparu dans la nuit. Le vent m’apportait les gémissements des malades de l’île, le fleuve s’agitait en remous menaçants. Je courus à toutes jambes jusqu’à notre demeure. Barbus m’avait cherché à la bibliothèque et sur le Forum. Il était furieux contre moi, mais n’avait pas osé avouer ma disparition à la tante Laelia. Heureusement, mon père rentra tard comme à l’accoutumée.
Le lendemain, j’obtins par des voies détournées que tante Laelia me renseignât sur Claudia. Je lui racontai que j’avais rencontré à la bibliothèque une certaine Claudia Plauta et que je lui avais donné une plume. Cette nouvelle alarma ma tante :
— Abstiens-toi de jamais fréquenter cette dévergondée. Mieux vaudrait prendre tes jambes à ton cou si tu la revois. Claude a maintes fois regretté de ne pas l’avoir noyée mais à l’époque, il n’osait pas encore agir aussi énergiquement. La mère de cette fille était une grande dame, ardente et féroce. Claude a eu peur de ses réactions et n’a pu se résoudre à se débarrasser de la fille. Pour le seul plaisir de faire enrager Claude, Caius donnait sans cesse du « cousine » à Claudia et je crois bien qu’il l’a aussi entraînée dans une vie de débauche. Ce pauvre Caligula dormait même avec sa sœur parce qu’il se prenait pour un dieu. Claudia n’est reçue dans aucune maison respectable. Sa mère a été tuée par un célèbre gladiateur, qui n’a pas même été poursuivi parce qu’il a pu prouver qu’il défendait sa vertu. Au fil des ans, Urgulanilla avait de plus en plus souvent recours à la contrainte dans ses intrigues amoureuses.
J’oubliai bientôt Claudia, car mon père m’emmena avec lui à Caere où nous demeurâmes le mois qui lui fut nécessaire pour inspecter son domaine. En découvrant la voie sacrée bordée des innombrables tertres funéraires des rois et des nobles étrusques d’autrefois, je fus pénétré de respect pour mes ancêtres. Il y a de cela plusieurs centaines d’années, quand les Romains ont pris Caere, ils ont pillé les anciennes tombes mais certaines d’entre elles, parmi les plus récentes, demeurèrent intactes au bord de la route. En dépit de tout ce que m’avait raconté mon père, je n’avais pas imaginé que les Étrusques eussent été un si grand peuple. Le livre de Claude ne laissait nullement pressentir l’exaltation mélancolique produite par le spectacle de ces tombes royales. Il fallait l’avoir contemplé de ses propres yeux.
Les habitants de cette cité ruinée évitaient de traverser de nuit la nécropole et la prétendaient hantée. Mais dans la journée les voyageurs venaient visiter les anciens tertres et les bas-reliefs des tombes pillées. Mon père mit à profit son séjour pour se constituer une collection de ces vieilles statuettes de bronze et de ces écuelles sacrées d’argile noire que les autochtones découvraient en labourant ou en creusant des puits. Bien sûr, les collectionneurs avaient déjà emporté les meilleurs bronzes. À l’époque d’Auguste, les objets étrusques avaient été très à la mode. La plupart des statuettes avaient été arrachées aux couvercles des urnes.
Les travaux des champs ne me passionnaient guère. Assommé d’ennui, j’accompagnais mon père dans ses inspections à travers champs, oliveraies et vignobles. Les poètes font volontiers l’éloge de la vie simple de la campagne, mais je n’étais quant à moi nullement tenté de m’y établir. Dans les environs de Caere, on ne chassait que les renards, les lièvres et les oiseaux, et je n’éprouvais qu’un enthousiasme modéré pour cette sorte de chasse qui ne requérait point du courage, mais des pièges, des lacets et des rets.
À voir comment mon père se comportait avec les esclaves et les affranchis chargés au soin de ses terres, je compris que l’agriculture n’était pour un homme de la ville qu’un plaisir coûteux. Seuls d’immenses domaines exploités grâce au travail servile pouvaient être rentables, mais mon père répugnait à procéder ainsi.
— Je préfère que mes employés vivent heureux et aient des enfants en bonne santé, m’expliqua-t-il. Il me plaît qu’ils profitent un peu de ma richesse et il m’est doux de savoir qu’il existe un endroit où je pourrais me retirer si la roue de la fortune tournait en ma défaveur.
Les fermiers n’étaient jamais satisfaits et ne cessaient de se plaindre. Tantôt il avait trop plu et tantôt pas assez. Quand ce n’était pas les insectes qui ravageaient le vignoble, c’était la récolte d’olives qui était si abondante que le cours de l’huile s’effondrait. Les employés de mon père ne lui manifestaient nul respect. Bien au contraire, lorsqu’ils eurent pris la mesure de ses bonnes dispositions, ils abandonnèrent tout scrupule. Ils se lamentaient sans cesse sur leurs misérables demeures, leurs outils hors d’usage et leurs bœufs malades.
Parfois mon père se mettait en colère et, rompant avec son comportement habituel, éclatait en imprécations ; mais aussitôt les paysans s’empressaient de lui présenter un plat savoureux ou un pot de vin blanc frais, les enfants lui posaient une couronne sur la tête et faisaient la ronde autour de lui. À la fin, rasséréné, il accordait de nouvelles concessions à ses métayers et à ses affranchis. En fait, à Caere, mon père ne connut pas un seul jour sobre.