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Dans la cité, nous fîmes connaissance de prêtres et de marchands bedonnants dont l’œil bridé attestait l’authenticité d’arbres généalogiques remontant mille années en arrière. Ils aidèrent mon père à reconstituer le sien, jusqu’à l’époque où Lycurgue détruisit la flotte et le port de Caere. Mon père fit également l’acquisition d’une sépulture sur la voie sacrée.

Enfin un message nous parvint de Rome : le censeur avait jugé recevable la requête de mon père. Sa demande de réintégration dans la chevalerie pouvant désormais être examinée à tout instant par l’empereur, il lui fallait donc regagner Rome. Là, il nous faudrait patienter quelques jours à la maison, dans l’attente d’une convocation au Palatin. Le secrétaire de Claude, Narcisse, avait promis de choisir le moment favorable pour présenter la requête.

L’hiver était rigoureux. Les sols de marbre de Rome étaient glacials et chaque jour dans les appartements des insulae des gens mouraient à cause de braseros mal réglés. Dans la journée, le soleil brillait, prédisant la venue du printemps, mais même les sénateurs plaçaient encore sans honte des braseros sous leurs sièges d’ivoire pour assister aux séances de là curie. Tante Laelia se lamentait sur la disparition des antiques vertus de Rome. À l’époque d’Auguste, maints vieux sénateurs avaient contracté une pneumonie ou des rhumatismes en refusant pareille mollesse si peu virile.

Tante Laelia tenait naturellement à assister aux lupercales et à la procession des luperci, les prêtres de ce Lupercus qu’on connaît aussi sous le nom de Pan. Elle nous assura que le grand prêtre n’était autre que l’empereur lui-même, et qu’il n’y avait donc aucune chance pour que nous fussions convoqués ce jour-là au Palatin. À l’aube du jour des ides de février, nous nous employâmes, elle et moi, à nous rapprocher autant que faire se pouvait du figuier sacré. À l’intérieur de la grotte, les luperci sacrifièrent une chèvre en l’honneur de leur dieu. Avec le couteau ensanglanté, le grand prêtre traça sur le front des officiants un signe qu’ils s’essuyèrent les uns les autres à l’aide d’un tissu préalablement trempé dans du lait. Puis tous ensemble, ils éclatèrent du rire rituel. Le rire sacré montait de la grotte, éclatant, effrayant. La foule se raidit, pénétrée de terreur sacrée et des femmes égarées d’inquiétude se mirent à courir vers la route que maintenaient libre les licteurs, faisceaux de verges en main. Dans la cave, les prêtres, à grands coups de couteau sacrificiel, découpaient de longues lanières dans la dépouille de leur victime. Ils s’élancèrent bientôt au-dehors et en dansant se dirigèrent vers la route. Complètement nus, riant du rire sacré, ils fouettaient de leurs lanières les femmes qu’ils chassaient devant eux sur la route, souillant leurs robes du sang de la chèvre égorgée. Tout en exécutant cette danse, ils firent le tour complet de la colline du Palatin.

Tante Laelia était contente. À l’en croire, il y avait plusieurs années que le rire sacré n’avait résonné avec tant de solennité. Elle m’expliqua qu’une femme touchée par les lanières ensanglantées des luperci serait enceinte dans l’année : c’était un remède infaillible contre la stérilité. Elle regretta que le désir d’enfanter fût si peu répandu parmi les dames de la noblesse, car les femmes venues se faire flageller par les luperci étaient pour la plupart de modeste extraction et pas une seule épouse de sénateur n’avait daigné se montrer. Dans la presse effroyable tout au long du parcours, il se trouva certaines personnes pour affirmer avoir aperçu l’empereur en personne, qui bondissait et hurlait, encourageant les luperci à fouetter de bon cœur. Mais ni ma tante ni moi ne l’avions vu. Quand la procession eut achevé le tour de la colline et regagné la grotte où l’on allait sacrifier une chienne à la veille de mettre bas, nous retournâmes à la maison pour y prendre le repas traditionnel de chèvre bouillie et de pain de froment en forme d’organes sexuels. La tante but et exprima sa joie de ce que le merveilleux printemps romain fût sur le point de chasser le misérable hiver. À l’instant où, pour interrompre un flot de propos peu convenables pour mes jeunes oreilles, mon père l’incitait à se retirer pour sa méridienne, un esclave de Narcisse survint, hors d’haleine. Le secrétaire de l’empereur nous invitait à nous présenter sans tarder au Palatin. Nous nous y rendîmes à pied, accompagnés du seul Barbus, ce qui étonna grandement l’esclave. Par chance, en raison des solennités, notre mise était fort correcte.

L’esclave, lui, était vêtu d’or et de blanc. Il nous raconta que tous les signes se montraient favorables et que les cérémonies du jour s’étant déroulées sans la moindre anicroche, Claude était d’excellente humeur. En ce moment même, il était encore en train de célébrer les lupercales dans ses appartements, revêtu de la robe du grand prêtre. À l’entrée du palais, nous fûmes minutieusement fouillés et Barbus qui portait une épée dut rester sur le seuil. Mon père s’étonna de ce qu’on me fouilla moi aussi, un mineur.

Narcisse, affranchi et secrétaire privé de l’empereur, était un Grec émacié, usé par les soucis et une prodigieuse charge de travaux. Il nous reçut avec une cordialité inattendue, mon père ne lui ayant pas envoyé d’offrande. Sans aucun détour, il lui dit que dans une période où s’annonçaient tant de changements, il entrait dans les intérêts de l’État d’honorer des hommes de confiance qui sauraient, le moment venu, se souvenir des services rendus. À l’appui de ses dires, Narcisse fouilla les papiers dont il extrait un billet qu’il tendit à mon père.

— Tu ferais bien de garder cela par devers toi, lui dit-il. C’est une note secrète du temps de Tibère sur ta personnalité et tes habitudes.

Mon père lut le papier, rougit et se hâta de le faire disparaître dans les plis de ses vêtements. Narcisse poursuivit comme s’il n’avait rien remarqué :

— L’empereur est fier de ses connaissances et de sa sagesse, mais sa pente le conduit à se perdre dans le détail et, parfois, à s’attarder sur une vieille affaire pendant toute une journée pour le seul plaisir de montrer l’excellence de sa mémoire. Et ce, au détriment des questions importantes.

— Qui n’a pas eu l’occasion dans sa jeunesse de passer quelques nuits dans les bosquets de Baiae ? observa mon père avec un certain embarras. En ce qui me concerne, tout cela est du passé. Mais je ne sais comment te remercier. On m’a raconté que Claude et surtout Messaline, sont extrêmement sourcilleux sur le chapitre de la moralité des chevaliers.

— Un jour, peut-être, je te ferai savoir comment me remercier, rétorqua Narcisse avec un mince sourire. On me dit cupide, mais ne fais pas l’erreur de m’offrir de l’argent, Marcus Manilianus. Je suis l’affranchi de l’empereur. C’est pourquoi mon bien est le bien de l’empereur et tout ce que je fais, au mieux de mes possibilités, est fait pour le bien de l’État. Mais hâtons-nous, car le moment le plus favorable approche : après le festin sacrificiel, l’empereur se prépare pour sa sieste.

Il nous conduisit dans une pièce aux murs décorés de fresques évoquant la guerre de Troie : la salle de réception du sud. De ses propres mains, Narcisse baissa les stores pour faire la pénombre. Claude entra, soutenu par deux de ses esclaves personnels qui, sur un geste de l’affranchi, l’assirent sur le trône impérial. Fredonnant l’hymne des lupercales, Claude ne nous accorda qu’un bref regard avant de s’installer sur le siège. Bien que sa tête ballottât, il m’apparut plus imposant assis que debout. Il s’était couvert de taches de sauce et de vin pendant le banquet, mais il ressemblait tout à fait à l’image que donnaient de lui la statuaire et les pièces de monnaie. Pour l’instant, il était manifestement égayé par la boisson et disposé à traiter des affaires de l’État avant de céder à la somnolence qui suit les festins.