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Le soir tombait. Notre demeure était illuminée de torches et au-dehors la foule observait les allées et venues des connaissances venues porter leurs bons vœux. Une acclamation s’éleva. Deux esclaves, noirs comme le charbon, venaient de déposer devant notre seuil une litière finement décorée. Rassemblant à grands gestes les plis de ses vêtements, tante Laelia se précipita à la rencontre de l’arrivante, une petite femme bien en chair dont la tunique de soie révélait plus qu’elle ne dissimulait les formes voluptueuses. Un voile pourpre cachait son visage mais elle l’écarta, permettant à la tante de la baiser sur les deux joues. Les traits délicats de son beau visage étaient fort bien mis en valeur par le maquillage.

La tante m’appela d’une voix vibrante d’émotion :

— Minutus, mon chéri, je te présente la noble Tullia Valeria qui vient te présenter ses meilleurs vœux. Tullia est veuve, mais son dernier mari était vraiment un Valérius.

Tullia Valeria était d’une beauté surprenante pour une dame d’âge mûr. Elle tendit les bras et, tout encombré de mes armes que j’étais, me serra contre son sein.

— Oh, Minutus Lausus, s’écria-t-elle. On m’a dit que l’empereur lui-même t’a donné ton deuxième nom et je ne m’en étonne plus, maintenant que j’ai vu ton visage. Si la fortune et les désirs de ton père l’avaient permis, tu aurais pu être mon fils. Ton père et moi avons été bons amis autrefois, mais il doit avoir encore honte de son comportement à mon égard car, depuis qu’il est à Rome, il n’est pas encore venu me voir.

Elle m’étreignait toujours tendrement dans ses bras et pendant qu’elle fouillait la maison du regard, je connus la douceur de sa poitrine et respirai la fragrance étourdissante de ses onguents parfumés. Mon père croisa le regard de la nouvelle venue. Il se raidit, son visage perdit toute couleur et il esquissa un mouvement de fuite. Me prenant par la main, la délicieuse Tullia s’approcha de mon père, un sourire charmeur sur les lèvres.

— Ne crains rien, Marcus. En un jour pareil, tout est pardonné. Le passé est le passé, ne nous lamentons pas sur ce qui n’est plus. Laisse-moi cependant te dire que j’ai versé bien des larmes, de quoi remplir mille fioles, à cause de toi, ô, homme sans cœur.

Elle me relâcha et, jetant les bras autour du cou de mon père, l’embrassa tendrement sur les lèvres. À grand-peine, il s’arracha à son étreinte et, tremblant de la tête au pied, lui dit sur un ton de reproche :

— Tullia, Tullia, tu devrais pourtant savoir que ce soir, dans ma demeure, j’eusse préféré voir une tête de Gorgone plutôt que ton visage.

Posant une main sur la bouche paternelle, Tullia se tourna vers la tante :

— Marcus est bien toujours le même. On devrait le surveiller. Quand je vois la confusion de son esprit, quand j’entends ses propos déraisonnables, je regrette d’avoir fait taire mon orgueil pour rendre visite à quelqu’un qui avait honte de venir me voir.

En dépit de son âge, cette belle femme me plongeait dans un état voisin de la transe, et j’éprouvais un malin plaisir à constater la déconfiture de mon père : Tullia lui ôtait tous ses moyens. Se tournant vers les autres invités, elle leur distribua ses salutations, débordante d’amabilité avec les uns, simplement polie avec les autres. Le cercle des vieilles dames se resserra et un murmure fébrile s’éleva de leur aréopage, mais Tullia ne prit pas garde à leurs regards malveillants.

Elle grignota quelques friandises et but à peine. Mais elle m’avait fait asseoir au bord de son lit :

— Ce n’est pas convenable, minauda-t-elle, même si je pouvais être ta mère…

Sa douce main me caressa la nuque, elle poussa un soupir et son regard plongeant en moi me donna des picotements dans tout le corps. Mon père bondit sur ses pieds, les poings serrés.

— Laisse mon fils tranquille, aboya-t-il. Tu m’as donné mon content de tracas.

Tullia secoua tristement la tête et soupira :

— Lorsque tu étais dans la force de ton âge, ô Marcus, je t’ai servi, plus que quiconque. J’ai même fait le voyage d’Alexandrie pour te retrouver. Mais je ne crois pas que je recommencerais. À vrai dire, c’est seulement le bien de ton fils que j’avais en tête en venant t’avertir : Messaline a été offensée d’apprendre que Claude avait sans la consulter donné un nom à ton fils, et qu’il lui avait envoyé l’anneau de chevalier. Pour cette raison, d’autres personnes brûlent de vous connaître, ton fils et toi. Ce sont celles qui dispensent volontiers leurs faveurs à qui s’est attiré le courroux de cette dévergondée. Un choix difficile se présente à toi, Marcus.

— Tout cela ne me concerne nullement, je ne veux même pas le savoir, se récria mon père, au désespoir. Je n’arrive pas à croire qu’après toutes ces années, tu n’aies encore rien de plus pressé que de me mêler à une de ces intrigues dont tu as le secret et où je perdrai ma réputation à l’instant où je parviens à la rétablir. Honte à toi, Tullia !

Mais elle, avec un grand rire taquin, tapota la main de mon père.

— À présent, je vois bien pourquoi j’étais si folle de toi autrefois, Marcus. Aucun autre homme n’a jamais prononcé mon nom de si délicieuse façon.

Et à dire vrai, mon père avait mis dans le mot « Tullia » une pointe de mélancolie. Il m’était évidemment impossible d’imaginer ce qu’une dame de si haute noblesse pouvait bien trouver en lui. La tante s’approcha de nous avec un gloussement complice et donna une petite tape sur la joue de mon père.

— Vous revoilà donc à badiner comme deux vieux amoureux ? les gronda-t-elle. Il serait grand temps que tu modères tes appétits, Tullia. Quatre époux se sont succédé dans ta couche et le dernier est à peine froid dans sa tombe.

— Tu as parfaitement raison, chère Laelia. Il est temps que je me modère. Voilà pourquoi la joie m’a submergée quand j’ai retrouvé Marcus. Sa présence me modère à merveille.

Elle se tourna vers moi :

— Mais toi, jeune Achille, ton épée toute neuve jette le trouble dans mon esprit. Si j’avais dix ans de moins, je te demanderais de sortir avec moi sous la lune. Mais non, je suis trop vieille. Va donc te divertir. Ton père et moi avons beaucoup à nous dire.

L’allusion à la lune me plongea dans l’inquiétude. Je montai à l’étage pour ôter mon armure, passai la main dans mes cheveux courts et sur mes joues rasées, et brusquement me sentis écrasé de déception et de tristesse. Il était enfin arrivé, ce jour que j’avais si longtemps attendu, dont j’avais tant rêvé, et rien ne se passait comme je l’avais espéré. Mais je devais remplir ma promesse à l’oracle de Daphné.

Je descendis par l’arrière de la maison. Dans les cuisines, les esclaves me présentèrent leurs vœux et je les invitai à boire et à manger tout leur saoul, puisque aucun hôte n’arriverait plus à présent. Sur le seuil, je redressai soigneusement les torches mourantes et songeai tristement que ce jour était peut-être le plus grand et le plus important de ma vie. La vie est comme un flambeau qui brûle d’abord dans tout son éclat avant de charbonner et de se résoudre en fumée.

Une jeune fille enveloppée d’un manteau marron sortit de l’ombre noire du mur de ma demeure.

— Minutus, Minutus, murmura-t-elle. Je voulais te présenter mes vœux de bonheur. Je t’ai apporté ces gâteaux que j’ai cuits moi-même pour toi, j’allais les confier à tes esclaves, mais le destin clément a voulu que je te revoie en chair et en os.

Horrifié, je reconnus cette Claudia contre laquelle tante Laelia m’avait mis en garde. Mais je ne pouvais que me sentir flatté de constater que cette jeune fille s’était renseignée sur la date de ma majorité. À ma grande surprise, en retrouvant les sourcils charbonneux, la grande bouche et la peau brûlée de soleil, un bonheur immense me submergea. Comme elle était différente de ces vieilles gens aigries que nous recevions dans notre demeure ! Claudia. Vivante, réelle, sans artifice. Claudia, mon amie.