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Elle tendit timidement la main vers ma joue. L’arrogance avec laquelle elle m’avait parlé la première fois s’était envolée.

— Minutus, soupira-t-elle, on t’a sans doute dit bien des horreurs à mon sujet. Mais je ne suis pas si mauvaise qu’on a voulu te le faire accroire. En fait, à présent que je te connais, je ne veux plus avoir que de belles pensées. Ainsi, tu m’auras apporté le bonheur.

Je l’entraînai dans la direction du temple de la Lune. Tandis que nous cheminions côte à côte, Claudia ajusta les pans de ma toge autour de mon cou et nous mangeâmes l’un de ses gâteaux en le mordant chacun à notre tour, comme le fromage dévoré dans la bibliothèque. Claudia me dit qu’elle avait récolté elle-même le miel et le cumin qui donnaient sa saveur au gâteau et qu’elle avait moulu la farine dans une vieille meule à main.

Comme elle ne se pendait pas à mon bras, évitant même craintivement tout contact, ce fut moi, tout pénétré de ma neuve virilité, qui lui pris l’avant-bras pour la guider à travers les fondrières de la chaussée. Ce geste lui arracha un soupir de bonheur. Sous le sceau du secret, je lui confiai alors quelle promesse j’avais faite à l’oracle de Daphné et lui révélai que j’allais de ce pas au temple de la Lune pour y déposer mon offrande votive dans une boîte d’argent.

— Oh, mais ce temple a mauvaise réputation, se récria-t-elle. Derrière ses portes de fer on célèbre des mystères immoraux. Il est heureux que je t’aie attendu devant ta demeure. Si tu étais allé seul dans ce temple, tu y aurais peut-être laissé bien autre chose que ton offrande.

« Je n’assiste plus aux cérémonies officielles, poursuivit-elle. Les dieux ne sont que pierre et bois. Le vieillard grabataire qui loge au Palatin a ressuscité les anciens sacrifices dans le seul dessein de renforcer les vieilles chaînes qui entravent le peuple. Je vénère mon propre arbre sacré et un puits sacrificiel à l’onde cristalline. Et si je suis triste, je monte sur la colline du Vatican pour observer le vol des oiseaux.

— Tu parles comme mon père. Il ne veut même pas demander à un devin d’interroger un foie sur mon avenir. Mais les pouvoirs et les sorts existent bel et bien. Même les gens sensés l’admettent. C’est pourquoi je préfère remplir ma promesse.

Parvenus au seuil du temple à moitié enfoui dans le sol, nous distinguâmes par la porte entrouverte des lampes qui brûlaient. Mais personne ne se montra quand j’accrochai ma boîte d’argent parmi les autres offrandes. En fait, j’aurais dû sonner la cloche pour alerter la prêtresse, mais pour être franc elle m’effrayait, et en ce moment tout particulièrement je ne tenais pas à ce qu’apparût le visage blafard. En toute hâte, je trempai le bout des doigts dans l’huile sainte et en oignit l’œuf de pierre. Avec un sourire amusé, Claudia posa un gâteau en offrande sur le siège de la prêtresse et nous nous élançâmes vers la sortie, comme deux garnements après une farce.

Dans la rue, nos lèvres se joignirent.

— Est-ce que ton père t’a déjà fiancé ? dit Claudia d’une voix vibrante de jalousie, en me prenant la tête entre ses mains. Ou bien est-ce qu’on t’a seulement montré quelques jeunes Romaines pour que tu fasses ton choix ? Cela se fait, d’ordinaire, quand on revêt la toge virile.

Je ne m’étais guère préoccupé de la présence de deux petites filles amenées par les vieilles amies de la tante. Elles m’avaient contemplé sans mot dire, dans une attitude puérile et j’avais cru qu’on les avait fait venir pour les friandises et les gâteaux.

— Non, non, rétorquai-je, effrayé. En aucune façon mon père n’a projeté de me marier à quiconque.

— Oh, si seulement je parvenais à me maîtriser pour t’exposer froidement mes pensées, dit tristement Claudia. Je t’en prie, ne te lie pas trop tôt. Tu n’y gagnerais que du malheur. Rome ne manque pas de briseuses de mariage. Tu considères sans doute que la différence d’âge entre nous est immense, puisque j’ai cinq ans de plus que toi. Mais quand tu auras fait ton temps de service dans l’armée, la différence paraîtra moindre. Tu as partagé un gâteau avec moi et baisé mes lèvres de ton plein gré. Cela ne te lie aucunement à moi, mais j’y vois le signe que je ne te répugne pas trop. C’est pourquoi, je te demanderai seulement, parce que je ne puis exiger davantage, de penser à moi parfois et de ne pas te lier trop tôt.

Je n’avais pas le moins du monde l’intention de me marier. Sa requête me parut donc parfaitement raisonnable. Je la baisai de nouveau sur la bouche et m’échauffai de la sentir dans mes bras.

— Je te le promets, à condition que tu ne me suives pas partout. En fait, je n’ai jamais aimé les filles de mon âge et leurs petits rires bêtes. Tu me plais parce que tu es plus mûre et parce que tu t’intéresses aux livres. Je ne me souviens pas avoir jamais lu un poète exaltant les cérémonies du mariage. Au contraire, dans leurs œuvres, l’amour est toujours libre et sans arrière-pensée prosaïque. Les poètes ne chantent pas le foyer, mais le parfum des roses et la lumière de la lune.

Mécontente, Claudia s’écarta un peu de moi.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, me reprocha-t-elle. Pourquoi ne songerai-je pas, moi aussi, au voile écarlate, au manteau safran et à la ceinture à deux nœuds ? C’est au fond l’arrière-pensée de toute femme qui caresse les joues d’un homme et lui baise les lèvres.

Ses protestations m’incitèrent à la serrer encore plus fort, à poser mes lèvres sur ses lèvres réticentes et sur sa gorge tiède. Mais Claudia se débattit, me donna une petite gifle sèche sur l’oreille et éclata en sanglots en se cachant le visage dans les mains.

— Je croyais tes pensées bien différentes, gémit-elle. Voilà donc comment tu me remercies à la fois de ma pudeur et de la confiance que j’avais placée en toi. La seule chose qui t’intéresse c’est de me jeter à terre, de me coucher sur le dos au pied de cette muraille et de m’obliger à écarter les genoux pour satisfaire ta lubricité. Je ne suis pas une fille facile !

Ses larmes étouffèrent mon ardeur.

— Tu es bien assez forte pour te défendre toute seule, dis-je, morose. Et je ne suis pas sûr de savoir agir comme tu le dis. Je n’ai jamais joué à ces jeux avec des femmes serviles et ma nourrice m’a toujours respecté. Je ne vois pas ce qui pourrait te faire pleurer. Tu as certainement beaucoup plus d’expérience que moi dans ce domaine.

Mes paroles éberluèrent Claudia. Elle me dévisageait, oubliant de pleurer.

— Est-ce bien vrai ? J’ai toujours cru que les garçons se conduisaient comme des singes et que, plus ils étaient nobles, plus ils se rapprochaient du singe par leur comportement. Mais si tu dis vrai, j’ai eu d’autant plus raison de maîtriser mon corps frémissant. Tu me mépriserais si je me pliais à ton désir. Notre plaisir serait bref et bientôt oublié.

La joue qui me brûlait et le désarroi de mon corps expliquent sans doute mon geste. Je la giflai.

— Manifestement, tu sais de quoi tu parles.

Sur ces mots, sans lui accorder un regard, je repris le chemin de notre demeure. Après un instant d’hésitation, à contrecœur, elle m’emboîta le pas et nous marchâmes un moment en silence. Mais à la fin, je ne pus contenir mon rire. Elle me suivait si humblement ! C’était trop ridicule !

Elle en profita pour poser la main sur mon épaule.

— Promets-moi encore une chose, ô mon cher Minutus. Ne te précipite pas dans un bordel, ne cours pas non plus faire une offrande à Vénus, comme la plupart des jeunes gens qui viennent de recevoir la toge virile. Si tu éprouves un désir irrésistible de cette espèce – je sais que les hommes ne savent pas se maîtriser – alors promets-moi de m’en parler d’abord, même si cela doit me chagriner.

Son ton était si persuasif que je lui jurai tout ce qu’elle voulut. À vrai dire, j’étais préoccupé d’un objet bien différent : le cheval que j’allais recevoir. Dans mon esprit, Cléopâtre elle-même n’aurait pu se mettre en balance avec un bon coursier. Je donnai la promesse réclamée en riant et déclarai en outre à Claudia que je la trouvais charmante quoique bizarre. Nous nous quittâmes bons amis et le sourire aux lèvres.