En fin de compte, j’étais d’excellente humeur en rentrant chez moi. J’arrivai à l’instant où mon père montait dans la litière de Tullia pour la raccompagner. Elle habitait dans le Viminal, à l’autre bout de la cité, à la limite de deux régions, l’Alta Semita et l’Esquilin. Le regard fixe et vitreux, mon père s’abstint de me demander compte de ma soirée et se contenta de m’inviter à ne point trop tarder à me coucher. Je le soupçonnai d’avoir beaucoup bu, mais sa démarche ne le trahit point.
Je dormis longtemps, d’un profond sommeil, mais à mon grand désappointement, à mon réveil, mon père n’était pas encore là. J’avais espéré que nous irions aussitôt aux écuries pour choisir mon cheval. On nettoyait la maison des traces de la fête et tante Laelia souffrait de migraine. Je l’interrogeai pour savoir où mon père s’en était allé et elle me répliqua avec colère :
— Ton père est assez grand pour savoir ce qu’il fait, il avait des affaires de première importance à discuter avec son amie d’autrefois. Peut-être a-t-il passé la nuit chez Tullia. Il y a de la place pour plus d’un homme en sa demeure.
Tandis que les esclaves maniaient seaux et balais dans la maison, Barbus et moi tuâmes le temps en jouant aux dés dans les bosquets du jardin. Le printemps était dans l’air. Mon père rentra enfin vers midi, le menton mangé de barbe, l’œil farouche et injecté de sang. Un pli de sa toge couvrait sa tête et un avocat marchait dans ses pas, les bras chargés de rouleaux et du matériel nécessaire pour écrire. D’un coup de coude, Barbus me fit comprendre que mieux valait s’abstenir de commentaire.
Rompant avec son comportement habituel, mon père, à grands coups de pieds dans les seaux, chassa de sa vue les esclaves qui s’affairaient alentour. Après avoir brièvement consulté l’avocat, il me manda près de lui. Tante Laelia versait des torrents de larmes et j’osai à peine balbutier la question qui me brûlait les lèvres : quand irions-nous choisir mon cheval ?
— Tu me rendras fou avec ton cheval ! s’écria-t-il, le visage convulsé de fureur.
En le voyant ainsi, on n’avait pas de peine à imaginer que dans sa jeunesse il avait pendant des années été la proie d’une grande confusion mentale. Mais, en cet instant, il ne fut pas long à regretter son explosion de colère.
— Non, non, tout est ma faute, dit-il. C’est ma propre faiblesse qui m’a mis en cet état. Un mauvais tour du destin a bouleversé tous mes plans. Il me faut retourner à Antioche dans les plus brefs délais. C’est pourquoi je t’ai alloué la rente de mes domaines de Caere et de mes propriétés dans la cité. Tu en tireras plus que les mille sesterces de revenu annuel requis pour le titre de chevalier. Tante Laelia veillera sur la bonne marche de la maison, dans laquelle tu pourras demeurer. J’ai également attribué une annuité à tante Laelia, une somme qui devrait sécher ses larmes. Je te confie à mon avocat. Il est issu d’une famille d’ancienne noblesse. Si tu le désires, il t’accompagnera à l’instant aux écuries pour choisir avec toi un cheval. Quant à moi, je pars immédiatement pour Antioche.
Mon père était dans un tel état, qu’il se serait précipité sur-le-champ dans la rue pour entreprendre son voyage si l’avocat et la tante ne l’avaient retenu. Bien qu’il protestât avec impatience de sa volonté de louer un chariot aux portes de la cité et de gagner Puteoli en achetant le nécessaire en chemin, tante Laelia et l’homme de loi lui préparèrent bagages, vêtements et nourriture. Tout soudain, après les joyeuses festivités de la veille, le chaos s’installa dans notre demeure. Nous ne pouvions laisser partir mon père ainsi, le visage dissimulé par un coin de manteau, comme un exilé. Aussi l’accompagnâmes-nous en cortège, la tante, l’avocat, Barbus et moi. En dernier marchaient les esclaves qui transportaient ses affaires hâtivement empaquetées.
Aux abords de la porte Capena, au pied du Coelius, il laissa échapper un profond soupir de soulagement et nous fit ses adieux en assurant qu’il apercevait de l’autre côté de la porte la liberté dorée. Il conclut en déclarant qu’il n’aurait jamais dû quitter Antioche. Mais à l’instant de franchir la porte, un des préteurs de la cité, suivi de deux gardes à la puissante stature, s’avança vers nous, bâton officiel en main.
— Es-tu Marcus Mezentius Manilianus, chevalier romain ? demanda-t-il à mon père. Si tel est le cas, une dame de haute condition te réclame pour une affaire de la dernière importance.
Le visage de mon père s’empourpra soudain avant de prendre tout aussi brusquement la couleur de la cendre. Les yeux baissés, il répliqua qu’il n’avait rien à dire à aucune dame et fit mine de franchir la porte.
— Si tu tentes de passer au-delà des murs de la cité, l’avertit le préteur, je devrai t’emmener pour te remettre entre les mains du préfet de la ville, mon devoir me contraignant à t’arrêter pour t’empêcher de fuir.
L’avocat vola au secours de mon père. Il demanda au préteur de faire disperser l’attroupement qui se formait autour de nous et s’enquit des accusations qui pesaient contre son client.
— C’est une affaire simple et fort délicate pour l’honneur des personnes concernées, expliqua le magistrat. Je préférerais qu’elles la règlent elles-mêmes. La noble veuve de sénateur Valeria Tullia affirme que, la nuit dernière, en présence de témoins, Manilianus lui a promis de jure le mariage avant de passer de facto la nuit dans sa couche. Comme elle avait peut-être raison de douter des intentions honorables de Manilianus, lorsqu’il s’est précipité hors de chez elle sans même dire au revoir, elle l’a fait suivre par un esclave. Quand elle s’est convaincue de ce que Manilianus avait l’intention de fuir, elle a porté l’affaire devant le préfet. Si Manilianus franchit les murailles de la ville, il sera poursuivi pour rupture de promesse de mariage et viol. Et également pour le vol d’un collier précieux appartenant à la veuve Tullia, ce qui pour un chevalier est sans doute une accusation bien plus ignominieuse qu’une simple rupture de promesse.
Portant à son cou ses mains crispées, mon père arracha fébrilement un collier d’or orné de pierres de différentes couleurs et dit d’une voix brisée d’émotion :
— La veuve Tullia m’a suspendu au cou ce maudit collier de ses propres mains. Dans ma hâte, j’ai oublié de le lui renvoyer. Des affaires de la plus haute importance m’appellent à Antioche. Bien sûr, je vais lui faire retourner son collier. Je t’abandonnerai une caution à ta convenance. Mais il me faut partir sans plus tarder.
Le préteur avait honte pour mon père.
— N’auriez-vous pas plutôt échangé des colliers pour sceller vos fiançailles et la promesse de mariage ?
— J’étais ivre et ne savais pas ce que je faisais, protesta mon père.
Mais le magistrat ne le crut pas.
— Bien au contraire, tu as longuement discouru pour prouver, de nombreux exemples à l’appui, que maints philosophes ont contracté un mariage légal et authentique en donnant simplement une promesse en présence de témoins. C’est ce qu’on m’a rapporté. Dois-je comprendre qu’en état d’ivresse, tu t’es moqué d’une femme honorable et que tu l’as attirée dans un lit par des promesses fallacieuses ? Dans ce cas, ce que tu as fait est encore pire. Je t’offre la possibilité de parvenir à un accord avec elle mais si tu franchis cette porte, je te jetterai en prison et ton cas sera examiné par un tribunal.