L’avocat s’employa à persuader mon père de tenir sa langue et lui jura de l’accompagner chez Valeria Tullia pour régler l’affaire. À bout de nerfs, mon père éclata en sanglots.
— Laissez-moi boire la coupe jusqu’à la lie, supplia-t-il. Je préfère aller en prison, perdre mon titre et payer les amendes plutôt que de revoir le visage de cet être perfide. Elle a dû m’enivrer et mêler quelque honteuse drogue à mon vin pour que j’aie à ce point perdu l’esprit. Je ne me rappelle presque rien de ce qui s’est passé.
Tout pouvait encore s’arranger, lui assura l’avocat en lui promettant de le défendre devant le tribunal. Puis tante Laelia entra en lice, à grand renfort de trépignements et de larmes, des taches d’un rouge brûlant apparaissant sur ses joues.
— Tu ne vas pas compromettre le nom des Manilianus dans une autre affaire judiciaire ! Pour une fois, conduis-toi en homme et affronte les conséquences de ce que tu as fait.
En sanglotant, j’abondai dans son sens. Je gémis qu’un tel scandale me couvrirait de ridicule aux yeux de Rome tout entière et pèserait lourdement sur mon avenir. « Allons tous sur-le-champ chez Tullia », suppliai-je. Je promis de tomber à genoux aux côtés de mon père et aux pieds de cette belle et noble dame pour implorer son pardon.
Mon père se rendit à nos instances. Suivis du préteur et des gardes, nous gagnâmes la colline du Viminal, avec, fermant la marche, les esclaves qui portaient toujours les bagages de mon père, nul n’ayant songé à leur ordonner de rentrer à la maison. La demeure et le jardin de Tullia étaient immenses et magnifiques. Dans l’atrium à colonnade, nous fûmes reçus par un portier géant vêtu de vert et d’argent, qui salua respectueusement mon père :
— Ô mon maître, béni soit ton retour en ta demeure. Ma maîtresse t’attend avec impatience.
Avec un dernier regard désespéré, mon père nous invita d’une voix faible à l’attendre là et entra seul dans les appartements.
Une nuée d’esclaves s’empressa autour de nous, nous offrant du vin et des fruits dans des vaisseaux d’argent. Tante Laelia les considéra avec satisfaction :
— Certains hommes ne savent pas ce qui est bon pour eux, observa-t-elle. Je ne parviens pas à croire que Marcus ait à se plaindre de quoi que ce soit dans une maison pareille.
Bientôt Tullia accourut pour nous saluer, à peine vêtue d’un léger voile de soie transparente, la chevelure soigneusement apprêtée et le visage peint.
— Je suis si heureuse, s’exclama-t-elle joyeusement, que Marcus soit revenu si vite en apportant toutes ses affaires. Désormais, nous n’aurons plus jamais besoin de sortir d’ici et nous pourrons y vivre ensemble dans la félicité le reste de notre âge.
Sur son ordre, on remit une bourse de cuir souple et rouge au magistrat pour le dédommager de sa peine, puis elle poursuivit, sur un ton lourd de mélancolie :
— Certes, au fond de mon cœur, je n’ai pas un instant douté de Marcus, mais une veuve solitaire doit être prudente et dans sa jeunesse Marcus était tout à fait volage. Je me réjouis fort de constater qu’il a emmené son avocat pour que nous puissions rédiger sans plus tarder le contrat de mariage. Ô mon cher Marcus, je n’aurais jamais imaginé que tu puisses montrer tant de fermeté dans tes résolutions, après en avoir si peu manifesté cette nuit sur ma couche.
Mon père s’éclaircit la gorge et déglutit, mais pas un mot ne franchit ses lèvres. Tullia nous entraîna dans ses appartements, nous faisant admirer le sol de mosaïque, les fresques murales et les panneaux aux belles proportions. Elle nous laissa jeter un coup d’œil dans sa chambre, puis se couvrant le visage et jouant la timidité :
— Non, non, se récria-t-elle. N’entrez pas. Après ce qui s’est passé la nuit dernière, tout est en désordre.
Mon père avait enfin retrouvé sa voix :
— Tu as gagné, Tullia, admit-il sèchement, et j’accepte mon sort mais au moins renvoie le préteur, qu’il ne soit pas plus longtemps témoin de mon avilissement.
Des esclaves élégamment vêtus s’empressaient autour de nous, attentifs à nous servir selon nos désirs. Deux enfants jouaient les cupidons en courant à travers la maison. Je craignis un instant qu’ils prissent froid, puis je découvris que le sol de cette somptueuse demeure était chauffé par une tuyauterie d’eau chaude. Le préteur et l’avocat de mon père s’entretinrent un moment avant de conclure qu’une promesse de mariage faite en présence de témoins avait légalement valeur de mariage. Quand il fut convaincu que mon père signerait sans protester un contrat en bonne et due forme, le magistrat se retira avec ses gardes. L’avocat lui avait fait promettre de garder le silence sur toute l’affaire mais même moi, dans mon innocence, je me rendis bien compte qu’un homme dans sa position ne saurait résister au plaisir délicieux de divulguer ce savoureux scandale.
Mais était-ce si scandaleux ? N’était-il pas flatteur pour mon père qu’une femme noble et si manifestement riche n’eût reculé devant rien pour l’épouser ? En dépit de ses habitudes modestes et de son humilité de façade, mon père devait posséder des qualités cachées dont j’ignorais tout et qui certainement déclencheraient une vague de curiosité dans toute la cité, pour lui d’abord, et par contre-coup pour moi. En fait, de quelque côté qu’on l’envisageât, ce mariage ne présentait pour moi que des avantages. Au moins, il contraindrait mon père à demeurer un moment à Rome, de sorte que je ne serais pas abandonné dans une ville où je ne me sentais pas encore chez moi.
Mais qu’est-ce que l’affriolante Tullia pouvait bien trouver à mon père ? Pendant un court moment, je nourris le soupçon qu’après une vie perdue en frivolités, couverte de dettes, elle eût jeté son dévolu sur l’argent de mon père. Mais en réalité, suivant les critères de Rome, il n’était pas particulièrement riche, même si ses affranchis d’Antioche et d’ailleurs étaient prospères. Mes soupçons s’évanouirent tout à fait lorsque mon père et Tullia, d’un commun accord, décidèrent de rédiger le contrat de mariage de manière à ce qu’à l’avenir chacun des conjoints administrât ses biens en toute indépendance.
— Mais chaque fois que tu en auras le temps et le désir, ô cher Marcus, ajouta aimablement Tullia, j’espère que tu t’entretiendras avec mon trésorier, que tu examineras mes comptes et que tu me donneras ton avis sur la conduite de mes affaires. Qu’est-ce qu’une malheureuse veuve peut comprendre à ces questions ? Je me suis laissé dire que tu étais devenu un entrepreneur doué, ce que nul dans ta jeunesse n’aurait jamais imaginé.
D’une voix ennuyée, mon père répondit qu’à présent que la loi et l’ordre, grâce à Claude et à ses affranchis, régnaient dans le pays, l’argent bien placé prospérait de lui-même.
— J’ai la tête vide, je n’ai plus la moindre pensée sensée, conclut-il en se grattant le menton. Il me faut aller chez le barbier et aux bains pour prendre du repos et rassembler ce qui me reste d’intelligence.
Mais Tullia nous conduisit à travers les puits et les statues de marbre de l’atrium dans une partie de la maison où étaient installés ses thermes privés, avec leurs piscines froides et chaudes, leur salle de vapeur et leur salle froide. Un barbier, un masseur et un esclave de bains attendaient, prêts à satisfaire nos moindres désirs. Tullia expliqua :
— Vous n’aurez plus jamais à payer un denier au gardien de vêtements des thermes publics, vous n’aurez plus à supporter la bousculade et l’odeur qui y règnent. Si vous avez envie de lecture, de poésie ou de musique après le bain, vous disposerez d’une salle spécialement aménagée à cet effet. Allez maintenant, Marcus et Minutus, baignez-vous et délassez-vous pendant que ma chère amie Laelia et moi délibérons sur la manière d’arranger nos vies à partir de ce jour. Nous autres femmes comprenons mieux ces questions que vous, hommes dépourvus de sens pratique.