Je ne doute pas qu’il ne s’en serait pas tenu là, même si je ne l’avais pas frappé sur la bouche. Mon geste m’horrifia aussitôt, car il n’était pas convenable qu’un élève frappât son tuteur, ce dernier fût-il un esclave. Timaius essuya ses lèvres ensanglantées et eut un sourire mauvais :
— Merci, Minutus, mon fils, pour ce signe, dit-il. Ce qui est tordu ne poussera jamais droit et ce qui est bas ne sera jamais noble. Tu dois savoir aussi que ton père en secret boit du sang avec les Juifs et que, à l’abri des regards, dans sa chambre, il adore la coupe de la déesse de la Fortune. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment aurait-il pu autrement réussir ainsi tout ce qu’il entreprenait et devenir aussi riche, alors qu’il ne possède aucun mérite propre ? Mais j’en ai déjà assez de lui et de toi, et de la totalité de ce monde malheureux dans lequel l’injustice commande à la justice. Quand l’impudence mène la fête, le sage se doit de demeurer sur le seuil.
Je n’accordai qu’une attention distraite à ces derniers mots, préoccupé que j’étais par mes propres malheurs. Mais je brûlais du désir de démontrer que je n’étais pas aussi insignifiant qu’il le disait, en même temps que de réparer le mal que j’avais fait. Mes compagnons de frasques et moi avions entendu parler d’un lion qui avait attaqué un troupeau à une demi-journée de cheval de la cité. Comme il était rare qu’un lion s’aventurât si près de la ville, l’affaire avait fait grand bruit. Je songeai que si mes amis et moi parvenions à le capturer vivant et à l’offrir à l’amphithéâtre, nous gagnerions d’un seul coup le pardon et la gloire.
Cette pensée démentielle ne pouvait germer que dans le cœur ulcéré d’un enfant de quinze ans mais, en l’occurrence, le plus extravagant fut que Barbus, ivre cet après-midi-là comme tous les autres, jugea le plan excellent. À la vérité, il lui aurait été bien difficile de s’y opposer, après m’avoir si longtemps nourri du récit de ses hauts faits. Lui-même avait d’innombrables fois capturé des lions au filet pour arrondir sa maigre solde.
Il fallait quitter la ville sur-le-champ, car on avait peut-être déjà donné l’ordre de nous arrêter et, en tout cas, je ne doutais pas qu’à l’aube du lendemain au plus tard, on nous confisquerait nos chevaux. Je ne trouvai que six de mes amis, car trois d’entre eux avaient eu la sagesse de conter l’histoire à leur famille qui s’était empressée de les éloigner.
Mes compagnons, qui se mouraient d’inquiétude, furent ravis de mon plan. Il ne nous fallut pas longtemps pour retrouver notre superbe et nous répandre en rodomontades. Nous allâmes secrètement quérir nos chevaux aux écuries et sortîmes de la ville. Pendant ce temps, Barbus soutirait une bourse de pièces d’argent au marchand de soie Marcus et se précipitait au cirque pour acheter les services d’un entraîneur d’animaux, homme corrompu mais expérimenté. Tous deux louèrent une charrette qu’ils chargèrent de filets, de boucliers et de plastrons de cuir et nous rejoignirent au pied de l’arbre sacrificiel. Barbus s’était également muni de viande, de pain et de deux grands pots de vin. Le vin réveilla mon appétit. Jusque-là, j’avais été si rongé d’inquiétude que j’avais été incapable d’avaler la moindre bouchée.
La lune était levée quand nous nous mîmes en route. Barbus et l’entraîneur nous divertissaient avec le récit de différentes captures de lion dans divers pays. Ils présentaient l’opération comme si aisée que mes amis et moi, échauffés par le vin, nous leur demandâmes instamment de ne pas participer de trop près à l’aventure. Nous ne voulions pas en partager la gloire. Ils nous le promirent de bonne grâce, en nous assurant qu’ils désiraient seulement nous aider de leurs conseils et nous faire profiter de leur expérience et qu’ils se tiendraient à l’écart. Pour moi, j’avais observé dans les spectacles de l’amphithéâtre les ingénieuses manœuvres par lesquelles un groupe d’hommes expérimentés parvenait à capturer un lion au filet, et mes yeux avaient été témoins de la facilité avec laquelle un seul individu maniant deux javelots pouvait abattre la bête.
À l’aube, nous parvînmes au village dont on nous avait parlé. Ses habitants s’activaient à ranimer la cendre des foyers. La rumeur était fausse, car ils n’étaient nullement terrorisés. En vérité, ils étaient très fiers de leur lion. De mémoire d’homme, aucun autre n’avait jamais été aperçu dans la région. Le fauve vivait dans une grotte de la montagne voisine et suivait toujours la même piste pour gagner la rivière. La nuit précédente, il avait tué et dévoré une chèvre que les villageois avaient attachée sur sa piste, pour protéger leur bétail de valeur contre son appétit. Le lion n’avait jamais attaqué d’être humain. Tout au contraire, il avait l’habitude d’annoncer ses sorties en poussant deux rugissements profonds dès le seuil de sa grotte. Ce n’était pas un animal très exigeant : lorsqu’il n’avait rien de mieux à se mettre sous la dent, il se contentait des charognes que lui abandonnaient les chacals. En outre, les villageois avaient déjà construit une solide cage de bois dans laquelle ils avaient l’intention de le transporter à Antioche pour l’y vendre. Un fauve capturé au filet devait être étroitement lié, de sorte qu’on risquait de blesser ses membres si on ne l’enfermait pas promptement dans une cage pour dénouer ses liens.
Nos projets n’eurent pas l’heur de plaire aux villageois. Heureusement, ils n’avaient pas encore eu le temps de vendre l’animal à quelqu’un d’autre. Quand ils eurent compris notre situation, ils firent tant et si bien que Barbus dut se résigner à payer deux mille sesterces pour la cage et le lion. À peine le marché conclu et l’argent compté, Barbus fut pris de tremblements et suggéra que nous rentrions chez nous dormir. Nous aurions tout le temps de capturer le lion le lendemain, assura-t-il. Les esprits révoltés par notre faute avaient eu le temps de se calmer. Mais l’entraîneur d’animaux remarqua avec raison que c’était le bon moment pour tirer le lion de sa grotte : ayant mangé et bu son content, il serait engourdi de sommeil et maladroit dans ses mouvements.
Sur ces mots, Barbus et lui revêtirent les plastrons de cuir et, prenant avec nous plusieurs hommes du village, nous nous dirigeâmes vers la montagne. Les villageois nous montrèrent la piste du lion et le lieu où il s’abreuvait, des traces de larges pattes griffues et de récentes déjections. En humant l’odeur du fauve qui flottait encore dans les airs, nos coursiers bronchèrent. Comme nous approchions lentement de sa tanière, le fumet devint plus puissant, les chevaux tremblèrent, roulèrent des yeux et refusèrent d’aller plus avant. Nous dûmes mettre pied à terre et renvoyer nos montures. Nous progressâmes encore en direction de la grotte, jusqu’au moment où nous parvinrent les sourds ronflements du fauve. Il ronflait si fort que nous sentions le sol trembler sous nos pieds. À dire vrai, il n’est pas impossible que le tremblement ait été dans nos jambes, car nous approchions en cet instant de l’antre d’un fauve pour la première fois de notre vie.
Les villageois n’étaient pas les derniers à craindre leur lion, mais ils nous assurèrent que la bête dormirait jusqu’au soir. Très au fait de ses habitudes, ils nous jurèrent qu’ils l’avaient gavée au point que le principal souci que nous donnerait cette grasse et flasque créature serait de la réveiller pour la chasser hors de son trou.
Le lion avait dégagé un large sentier dans les broussailles entourant la grotte. Les parois abruptes de chaque côté de l’entrée étaient assez hautes pour que Barbus et l’entraîneur pussent s’y percher et, en toute sécurité, nous éclairer de leurs avis. Ils nous indiquèrent comment disposer le filet devant la caverne et comment, trois d’entre nous, à chaque extrémité, devaient le tenir. Le septième devait se placer entre le filet et la grotte, sauter et appeler. Le lion ensommeillé, aveuglé par le soleil, bondirait sur cette proie offerte et viendrait donner la tête la première dans le piège. Alors, nous l’envelopperions dans le filet autant de fois qu’il nous serait possible, en prenant bien garde de demeurer hors de portée de ses griffes et de ses dents. À la considérer de plus près, l’affaire nous parut tout à coup moins simple qu’on avait voulu nous le faire croire.