— Épargne au moins les courses qui nous permettent de voir de superbes chevaux.
— Jeux, débauche et honteuses orgies, dit sombrement Lucius. Si j’essaie d’organiser des séances de discussion comme en tenaient les philosophes de l’ancienne Grèce, elles se terminent immanquablement par des histoires salaces et des excès de boisson. À Rome, impossible de réunir une société qui goûte la bonne musique et les chants ou qui apprécie le drame classique davantage que les plaisanteries grossières. Mon plus cher désir serait d’aller étudier à Athènes ou à Rhodes, mais mon père n’y consentira jamais. Il considère que la culture grecque sape les viriles vertus romaines et produit une jeunesse efféminée. Comme si tout ce qui devait demeurer des anciens Romains était une creuse prétention à la pompe des cérémonies.
Mais je tirai bien davantage encore de Lucius : il me parla volontiers de l’administration de l’État et de ses postes clés. Il croyait, en toute candeur, que le sénat pouvait rejeter un édit impérial de la même façon que l’empereur, qui était aussi tribun de la plèbe à vie, pouvait opposer son veto aux décisions du sénat. La plupart des provinces étaient gouvernées par le sénat par l’intermédiaire de proconsuls, mais certaines étaient plus ou moins domaine privé de l’empereur qui les administrait directement. L’Égypte était la plus importante des provinces impériales. D’autres nations et royaumes avaient noué des liens avec Rome, leurs chefs avaient été élevés depuis l’enfance à l’école du Palatin où ils s’étaient imprégnés des mœurs romaines. Jamais jusque-là je ne m’étais rendu compte combien cette forme de gouvernement, en apparence fort compliquée, était au fond simple et rationnelle.
Je confiai à Lucius que je désirais plus que tout au monde devenir officier de cavalerie. Ensemble nous examinâmes les voies qui s’offraient à moi pour y parvenir. Je n’avais aucune chance d’accéder à la garde prétorienne, car toutes les places de tribun disponibles dans ce corps étaient réservées aux fils de sénateurs. Aux confins de la Mauritanie, on pouvait chasser le lion. En Bretagne, il y avait aux frontières d’incessantes escarmouches. Les Germains disputaient à Rome des zones de pâturage.
— Mais tu n’as guère de chance de gagner les honneurs de la guerre en participant ici ou là à de brèves batailles. Les combats aux frontières ne sont bien souvent même pas signalés, car la tâche la plus importante de la légion est de maintenir la paix dans ces régions. Un chef de guerre trop entreprenant et trop avide de combats aurait tôt fait de perdre son poste. En fait, c’est dans la marine qu’un homme ambitieux a le plus de chances de promotion. On n’a pas même besoin d’être chevalier pour commander un navire ou une flotte. Il n’y a même pas de temple de Poséidon à Rome. On touche une solde confortable et on mène une vie bien agréable. On peut espérer commander une nef dès le début, avec un bon pilote pour s’occuper de la faire naviguer. D’ordinaire nul noble n’entre dans la marine.
— J’étais trop Romain, répliquai-je, pour trouver à mon goût une vie de pérégrinations maritimes, surtout à une époque où de mémoire de vivant, nul pirate n’avait jamais été signalé. C’est en Orient, décidai-je, que je serais le plus dans mon élément. Car, comme toute personne élevée à Antioche, je connaissais l’araméen. Mais je n’éprouvais guère d’attrait pour la construction de routes et la vie dans ces villes de garnison où les légionnaires étaient autorisés à s’établir et se marier, et où les centurions se transformaient en prospères marchands. Je ne voulais pas aller en Orient.
— Pourquoi courir t’enterrer à l’autre bout du monde ? demanda Lucius. Sans conteste, il vaudrait mieux que tu restes ici à Rome où l’on est tôt ou tard immanquablement remarqué. Grâce à tes talents de cavalier, ta plaisante figure et tes beaux yeux, tu peux aller plus loin en un an qu’en vingt comme commandant d’une cohorte chez les Barbares.
Rendu irritable par mon long séjour au lit en même temps que poussé par le pur esprit de contradiction, je laissai tomber :
— Au cœur de la canicule, Rome est une ville puante, grouillante de mouches répugnantes. Même à Antioche l’air est plus frais qu’ici.
Croyant que mes paroles avaient plus de sens que je n’avais voulu leur en donner, Lucius scruta attentivement mes traits.
— Sans doute, admit-il, Rome est pleine de mouches. Et aussi de vraies mouches à charogne. Mieux vaudrait que je garde bouche close car je n’ignore pas que ton père n’a retrouvé son rang de chevalier que grâce à l’entremise de Narcisse. Je suppose que tu sais que les ambassadeurs des cités et des rois multiplient les courbettes devant cet affranchi vaniteux qui a amassé une fortune de deux cents millions de sesterces rien qu’en vendant des privilèges et des places. Valeria Messaline est encore plus cupide. En faisant assassiner l’un des plus vénérables habitants de Rome, elle s’est appropriée les jardins de Lucullus sur la colline du Pincius. Elle a transformé ses appartements du Palatin en bordel, ce qui ne la satisfait encore pas, puisque elle se rend fréquemment dans les maisons closes de Subure. Là, la nuit, sous le couvert d’un déguisement et d’un faux nom, elle se donne à n’importe qui pour quelques pièces de cuivre, dans le dessein d’assouvir sa lubricité.
Je me bouchai les oreilles et répliquai que Narcisse était un grec aux manières exquises et que je ne saurais prêter foi à des rumeurs sur l’épouse de l’empereur, cette dame si belle et au rire si clair.
— Messaline n’a que sept ans de plus que nous, ajoutai-je. Elle a aussi deux enfants adorables et elle a assisté aux festivités centennales sur les bancs des vierges vestales.
— La honte ignominieuse qui souille la couche conjugale de Claude est connue jusque dans les nations ennemies, en Parthie comme en Germanie. Certes, ce sont là de simples rumeurs mais je connais personnellement de jeunes chevaliers qui se vantent d’avoir couché avec elle sur l’ordre de l’empereur. Claude ordonne que tous obéissent à Messaline, quoi qu’elle demande.
— Tes soirées philosophiques t’auront certainement renseigné sur le sujet de hâblerie préféré des jeunes gens. Après quelques coupes de vin, on se vante volontiers de succès féminins et on s’invente des conquêtes avec d’autant plus de facilité qu’on est intimidé en présence des femmes. Cette rumeur à propos de Messaline est si répandue que je ne puis m’empêcher de penser que quelqu’un la fait courir intentionnellement. Plus le mensonge est gros, plus il a de chances d’être cru. C’est une pente naturelle des humains que de croire tout ce qu’on leur raconte, et c’est précisément cette espèce de mensonge qui titille les palais dépravés que les gens croient le plus aisément.
Lucius rougit.
— J’ai une autre explication, murmura-t-il d’une voix qui tremblait un peu. Valeria Messaline était peut-être réellement vierge quand on l’a mariée à ce vieillard vicieux, à cet ivrogne de Claude que sa propre famille méprisait. C’est Claude qui a débauché Messaline en lui faisant boire de la myrrhe pour la transformer en nymphomane. À présent, il est fini et il n’est pas impossible qu’il ferme les yeux délibérément. En tout cas, il est certain qu’il demande constamment à Messaline d’alimenter sa couche en jeunes esclaves, et que plus elles sont jeunes, plus il les apprécie. Ce qu’il parvient à en faire, est une autre question. Tout cela, Messaline en personne l’a confié à une personne que je ne désire pas nommer mais en qui je place une absolue confiance.
— Nous sommes amis, ô Lucius, mais tu es patricien et fils de sénateur, tu n’es donc pas compétent pour traiter ce sujet. Je sais que le sénat a proclamé la république quand l’empereur Caius a été assassiné. Mais les prétoriens qui pillaient le Palatin ont découvert par hasard Claude, l’oncle du défunt, qui se cachait derrière une tenture et l’ont proclamé empereur parce qu’il était le seul de par sa naissance à pouvoir prétendre à ce titre. L’histoire est si vieille qu’elle ne fait plus rire personne. Mais je ne m’étonne pas de voir que Claude a davantage confiance dans ses affranchis et dans la mère de ses enfants que dans le sénat.