— Placerais-tu un tyran dément plus haut que la liberté ? me demanda Lucius d’une voix pleine de ressentiment.
— Une république gouvernée par le sénat et les consuls ne signifierait nullement la liberté pour le plus grand nombre, mais sa domination par les patriciens. De tout ce que j’ai lu dans l’histoire, je conclus que nous n’aboutirions qu’au pillage des provinces et à de nouvelles guerres civiles. Contente-toi de réformer Rome de l’intérieur en y introduisant la culture grecque et cesse de tenir ces propos insensés.
Lucius ne put s’empêcher de rire.
— Je constate avec surprise qu’on s’imprègne de l’idéal républicain en tétant le lait maternel. Il y a de quoi être un peu exalté. Mais après tout, peut-être la république n’est-elle qu’une réplique du passé. Je retourne à mes livres. Auprès d’eux, je ne ferai de mal à personne, pas même à moi.
— Et les mouches à charogne continueront de pulluler dans Rome. Ni toi ni moi ne sommes en mesure de les chasser.
En ces jours exaspérants d’oisiveté, le cours de mes pensées moroses fut interrompu par le surprenant honneur qui m’échut avec la visite du chef des jeunes patriciens, Lucius Domitius, alors âgé d’une dizaine d’années, qui vint à mon chevet en compagnie de sa mère, Agrippine. Ils survinrent à l’improviste et sans pompe aucune. Barbus qui, pendant ma maladie, faisait office de portier, était comme à l’accoutumée plongé dans le sommeil de l’ivresse. Par jeu, Domitius lui administra une petite tape sur le front et lança un ordre. Barbus, à demi endormi, bondit au garde-à-vous, leva le bras pour saluer et aboya : Ave, Caesar Imperator !
Agrippine demanda au vétéran pourquoi il saluait son fils comme un empereur. Barbus expliqua qu’il avait rêvé qu’un centurion l’avait frappé sur la tête de son bâton et qu’en ouvrant les yeux il avait découvert, dans la grande lumière du midi, une immense Junon céleste et un empereur en armure étincelante qui inspectait ses troupes. C’est seulement en entendant parler les visiteurs qu’il avait recouvré la vue, reconnu Domitius et deviné, à sa beauté et à sa stature divine, que celle qui accompagnait l’enfant n’était autre que sa mère, Agrippine.
— Mon rêve ne me trompait guère, ajouta Barbus, flagorneur. N’es-tu pas fille de l’empereur Caius et nièce de Claude ? Par Jules César tu descends de Vénus et par Marc Antoine d’Hercule. Il est donc à peine surprenant que j’aie adressé à ton fils la salutation suprême.
La venue de ces illustres personnages fit perdre tout sang-froid à la tante. Elle se mit à courir en tous sens, la perruque de travers, en essayant de mettre de l’ordre dans sa tunique d’intérieur et en reprochant verbeusement à Agrippine de ne pas nous avoir informés à l’avance pour que la demeure fût dignement préparée.
— Tu n’ignores pas, chère Laelia, répondit tristement Agrippine, que depuis la mort de ma sœur, la prudence m’interdit les déplacements officiels. Mais mon fils tenait à venir voir Minutus, son héros. C’est pourquoi nous sommes accourus lui souhaiter une prompte guérison.
L’enfant, vif, charmant, et beau en dépit de ses cheveux roux, se jeta sur moi avec la brusquerie des timides, me donna un baiser et se recula pour contempler mon visage avec admiration.
— Oh ! Minutus, s’écria-t-il, en vérité, plus que quiconque, tu as mérité le surnom de Magnus, le grand. Si tu savais à quel point j’admire ton extraordinaire courage. Nul parmi les spectateurs ne s’est douté que tu venais de te casser une jambe quand tu es remonté en selle.
Domitius prit un rouleau des mains de sa mère et me le tendit. Se tournant vers ma tante, Agrippine dit comme pour s’excuser :
— C’est un ouvrage sur la tranquillité de l’âme, que mon ami Sénèque m’a envoyé de Corse. Une excellente lecture pour un jeune homme qui souffre des conséquences de sa témérité. Si à cette occasion, Minutus se demande pourquoi un noble esprit a dû s’enterrer vivant dans l’exil, qu’il sache que c’est à cause de la situation présente à Rome et non point par ma faute.
Mais tante Laelia n’avait pas la patience d’écouter, occupée qu’elle était à offrir des rafraîchissements. Le déshonneur s’abattrait sur cette demeure si des hôtes aussi distingués la quittaient sans avoir rien pris.
Après avoir quelque peu protesté, Agrippine finit par accepter :
— Dans votre maison, nous goûterons volontiers de la boisson au citron que je vois dans cette cruche au pied du lit de votre brave blessé. Mon fils partagera avec lui un de ses pains.
Tante Laelia la considéra, les yeux écarquillés d’horreur :
— Ô très chère Agrippine, les choses vont donc si mal pour vous ? Vous en êtes vraiment là ?
La mère de Domitius était une femme de trente-quatre ans, d’une beauté de statue, aux traits aristocratiques quoique dépourvus d’expression et aux grands yeux brillants. Bouleversé, je vis des larmes lui monter aux paupières. Elle baissa la tête et laissa couler ses pleurs sans bruit.
— Tu as deviné, Laelia, dit-elle à la fin. Pour être sûre de l’eau que mon fils boit, je dois aller la chercher moi-même à la fontaine et je choisis en personne sur le marché ses aliments et les miens. La plèbe l’a trop bruyamment acclamé pendant les fêtes. Il y a trois jours, quelqu’un a essayé de le tuer pendant sa sieste. Je n’ai même plus confiance dans mes serviteurs. Il est bien étrange qu’aucun d’eux n’ait été près de lui à ce moment-là et qu’un inconnu animé de mauvaises intentions ait pu parvenir jusqu’à mon fils sans que nul ne l’ait remarqué. Alors, j’ai pensé… mais peut-être vaut-il mieux ne pas en dire davantage.
Comme on pouvait s’y attendre – et peut-être était-ce précisément ce qu’Agrippine attendait – la curiosité de la tante fut piquée au vif et elle n’eut de cesse que notre visiteuse eût livré sa pensée :
— J’ai pensé, dit finalement Agrippine, que Lucius a besoin de compagnons qui ne le quittent jamais, de quelques jeunes gens de noble origine sur la loyauté desquels je puisse compter et qui, en même temps, lui mettraient constamment sous les yeux le bon exemple de leur conduite. Mais non, non, cela ne leur apporterait que des malheurs. Ils compromettraient gravement leur avenir.
Cette suggestion n’eut pas l’heur de plaire à la tante et je n’étais pas assez sûr de moi pour oser penser qu’Agrippine songeait à ma modeste personne. Mais, posant timidement sa main sur la mienne, Lucius s’écria :
— Ô Minutus, si tu étais à mes côtés, je ne craindrais plus rien ni personne !
Tante Laelia balbutia que ce serait peut-être une erreur de constituer une suite autour de Lucius Domitius.
— Je parviens déjà à me déplacer un peu sur mes béquilles, me hâtai-je de dire. Ma cuisse sera bientôt guérie. Je serai peut-être boiteux pour le restant de mes jours, mais si cela ne me donne pas l’air trop ridicule, je serais heureux d’accompagner Lucius et de le protéger jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour se défendre seul. Ce ne sera pas long. Tu es déjà fort pour ton âge et tu sais monter et manier les armes.
Pour être tout à fait honnête, la grâce de ses mouvements et le style raffiné de sa coiffure lui conféraient une allure plus efféminée que virile, et cette impression était encore renforcée par ce teint laiteux très fréquent chez les roux. Mais je n’oubliais pas qu’il n’avait que dix ans et qu’il savait monter à cheval et conduire un char dans les spectacles du cirque. Un tel enfant ne pouvait se conduire tout à fait comme un gamin.