Nous offrîmes respectueusement des sacrifices au lion dès que nous eûmes réussi à l’enfermer dans la solide cage. Barbus et l’entraîneur s’enivrèrent pendant que les jeunes villageoises dansaient et nous couronnaient de fleurs. Le lendemain, nous louâmes un char à bœufs pour convoyer la cage. Nous chevauchâmes en procession derrière la carriole, le front ceint de couronnes, attentifs à ce que nos pansement ensanglantés fussent bien visibles.
Aux portes d’Antioche, le premier mouvement des gardes fut de nous arrêter et de nous confisquer nos chevaux, mais l’officier qui les commandait se montra plus avisé. Quand nous lui expliquâmes que nous allions volontairement à la curie pour nous rendre, il décida simplement de nous accompagner. Deux gardes armés de bâtons nous ouvraient la route. Comme toujours à Antioche, les badauds s’étaient assemblés au premier signe d’un événement inhabituel. D’abord la foule nous accabla d’injures, nous jeta du crottin et des fruits pourris, car la rumeur avait grossi et l’on nous accusait d’avoir outragé toutes les filles et tous les dieux de la cité. Irrité par le tintamarre et les cris de la populace, notre lion gronda, puis, encouragé par le bruit de sa propre voix, rugit franchement. Nos montures se cabrèrent, bronchèrent, firent des écarts ou des ruades.
Il n’est pas impossible que l’entraîneur ait été pour quelque chose dans ce rugissement. Quoi qu’il en fût, la foule s’écarta sans se faire prier et quand on aperçut nos pansements ensanglantés, des cris et des sanglots de femmes émues s’élevèrent.
Quiconque a déjà vu la rue principale d’Antioche, quiconque connaît l’ampleur de ses dimensions et la forêt de colonnes qui la borde, comprendra que notre cortège eut de moins en moins l’allure d’une marche honteuse et de plus en plus les apparences d’un défilé triomphal. Il ne fallut pas longtemps pour que la foule versatile jetât des fleurs sur notre passage. Nous reprîmes confiance et quand nous fûmes parvenus devant la curie, nous nous regardions déjà plus comme des héros que comme des criminels.
Les pères de la cité nous autorisèrent d’abord à faire don du lion à la ville et à le dédier à Jupiter protecteur, plus couramment appelé Baal à Antioche. Ensuite, on nous conduisit devant les magistrats criminels. Mais un avocat célèbre, avec qui mon père s’était entretenu, se trouvait déjà auprès d’eux et notre comparution volontaire les impressionna favorablement. Comme il fallait s’y attendre, on nous confisqua nos chevaux et nous dûmes subir de sombres propos sur la dépravation de la jeunesse et sur l’avenir calamiteux que l’on pouvait prévoir quand on voyait les fils des meilleures familles offrir un si déplorable exemple au peuple. Ils conclurent en évoquant des temps bien différents, ceux de la jeunesse de nos parents et grands-parents.
Quand Barbus et moi revînmes à notre demeure, une couronne funéraire était accrochée au-dessus de la porte et personne ne voulut d’abord nous parler, pas même Sophronia. Enfin, elle éclata en sanglots et me raconta que Timaius, la veille au soir, s’était fait porter une vasque d’eau chaude dans sa chambre et s’était ouvert les veines. Son corps sans vie n’avait été découvert qu’au matin. Mon père s’était enfermé dans son appartement et n’avait même pas consenti à recevoir ses affranchis, accourus pour le consoler.
À la vérité, personne n’avait jamais aimé ce tuteur morose et éternellement mécontent, mais une mort est toujours une mort et je ne pouvais éviter d’éprouver un sentiment de culpabilité. Je l’avais frappé et la honte de mes actes avait rejailli sur lui. La terreur me submergea. J’oubliai que mon regard avait plongé dans celui d’un vrai lion et je songeai d’abord à m’enfuir pour toujours, à gagner la mer, à devenir gladiateur ou à m’enrôler dans une des plus lointaines légions, dans des pays de glace et de neige ou aux confins brûlants de la Parthie. Mais ne pouvant m’enfuir de la cité sans me retrouver en prison, je résolus hardiment de suivre l’exemple de Timaius pour débarrasser enfin mon père de cette source d’ennuis qu’était mon existence.
L’accueil de mon père fut tout différent de ce que j’avais imaginé, quoique j’eusse dû m’attendre à être surpris, car il ne se conduisait jamais comme les hommes ordinaires. Épuisé de veilles et de pleurs, il se précipita sur moi, me prit dans ses bras et me pressa contre sa poitrine, baisant mes cheveux et me berçant doucement. C’était bien la première fois qu’il m’étreignait ainsi, avec une telle douceur. Quand j’étais un bambin affamé de caresses, il n’avait jamais manifesté le moindre désir de me toucher ni même baissé les yeux sur moi.
— Minutus, ô mon fils, murmura-t-il, je croyais t’avoir perdu pour toujours. Quand j’ai vu que tu avais pris de l’argent, j’ai pensé que tu t’étais enfui au bout du monde avec ce soudard ivrogne. Ne te morfonds point pour Timaius. Il n’aspirait à rien d’autre qu’à se venger de son destin d’esclave et à nous infliger, à nous deux, sa philosophie fumeuse. Rien de ce qui advient en ce monde n’est assez mauvais pour interdire à jamais la réconciliation et l’oubli.
« Ô Minutus, je n’étais pas fait pour élever un enfant, n’ayant jamais su moi-même conduire ma propre vie. Mais tu as le front de ta mère et tu as ses yeux, et son petit nez droit et sa bouche adorable. Pourras-tu jamais pardonner la dureté de mon cœur et l’abandon où je t’ai laissé ? »
L’incompréhensible douceur de mon père me fit fondre le cœur. J’éclatai en sanglots bruyants, en dépit de mes quinze ans presque révolus. Je me jetai à ses pieds et lui étreignis les genoux en le suppliant de pardonner l’opprobre que j’avais jetée sur son nom et en lui promettant de m’améliorer s’il consentait encore une fois à se montrer clément. Mais mon père à son tour tomba à genoux et m’embrassa. Agenouillés ainsi, nous nous suppliions mutuellement, chacun implorant le pardon de l’autre. En voyant mon père disposé à prendre sur lui aussi bien la mort de Timaius que ma propre culpabilité, mon soulagement fut si grand que mes pleurs se firent encore plus bruyants.
En entendant ce redoublement de chagrin, persuadé que mon père me battait, Barbus n’y tint plus. Dans un grand tintamarre métallique, il se rua dans la chambre, épée tirée et bouclier levé. Sur ses talons venait Sophronia, qui, éplorée et ululante, m’arracha à mon père pour me serrer contre son ample giron. Barbus et la nourrice adjurèrent le cruel auteur de mes jours de bien vouloir les battre à ma place. Je n’étais encore qu’un enfant et je n’avais certainement pas voulu faire du mal en me lançant dans ces innocentes fredaines.
En proie à la plus grande confusion, mon père se releva et se défendit ardemment contre l’accusation de cruauté. Il leur assura qu’il ne m’avait pas battu. Quand Barbus vit dans quelles dispositions d’esprit était son maître, il invoqua à grands cris tous les dieux de Rome et jura qu’il se jetterait sur son propre glaive, pour expier ses fautes, à l’instar de Timaius. Il s’échauffa au point qu’il se serait sans doute blessé si tous trois, mon père, Sophronia et moi, n’avions réussi à lui arracher l’épée et le bouclier. Ce qu’en réalité il pensait faire de son bouclier, c’était un mystère pour moi. Plus tard, il m’expliqua qu’il avait eu peur que mon père le frappât sur la tête et que son vieux crâne, blessé autrefois en Arménie, n’y résistât pas.
Mon père demanda à Sophronia d’envoyer chercher la meilleure viande et de faire préparer un festin, car nous devions être affamés après notre escapade et lui-même avait été dans l’incapacité d’avaler une seule bouchée de nourriture quand il avait découvert que je m’étais enfui et que son éducation avait totalement échoué. Il fit aussi envoyer des invitations à tous ses affranchis dans la cité, car ils s’étaient tous beaucoup inquiétés à mon sujet.