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Mon père lava de ses propres mains mes blessures, les oignit d’onguents et les pansa de lin immaculé, quoique j’eusse, quant à moi, préféré garder encore un peu les pansements ensanglantés. Barbus fit le récit de la capture du lion et la peine de mon père s’accrut de l’idée que son fils avait préféré risquer la mort entre les crocs d’un lion plutôt que demander pardon à son père d’une sottise puérile.

Tant de paroles avaient assoiffé Barbus. Je me retrouvai seul avec mon père. Il me dit avoir compris qu’il était temps de discuter de mon avenir puisque je recevrais bientôt la toge virile. Mais, avoua-t-il, il avait du mal à trouver les mots. Jamais auparavant il ne m’avait parlé ainsi, de père à fils. Ses yeux inquiets me scrutaient et il cherchait désespérément les phrases qui trouveraient le chemin de mon cœur.

Le considérant à mon tour, je vis que sa chevelure s’était clairsemée et que des rides creusaient son visage. Mon père marchait sur ses cinquante ans et à mes yeux ce n’était qu’un vieillard solitaire qui ne savait profiter ni des joies de la vie ni de la richesse de ses affranchis. Mon regard se posa sur les rouleaux de parchemin entassés dans sa chambre et, pour la première fois, je remarquai qu’il n’y avait pas dans cette pièce une seule statue de dieu, pas même une image de génie. Je me souvins des accusations haineuses de Timaius.

— Marcus, ô mon père, peu avant de mourir, mon tuteur s’est répandu en propos ignobles sur ma mère et sur toi. C’est pour cela que je l’ai frappé sur la bouche. Je ne cherche en aucun cas des excuses à mes actes, mais si tu me caches quelque triste secret, livre-le moi. Faute d’avoir été éclairé là-dessus, comment saurai-je me guider dans la vie adulte ?

Visiblement troublé, mon père se frotta les mains en évitant mon regard. Puis il parla lentement :

— Ta mère est morte en te donnant naissance, ce que je n’avais pardonné ni à toi ni à moi, jusqu’à ce jour, où je découvre en toi l’image de ta mère. J’ai d’abord cru t’avoir perdu, et puis tu m’es revenu et j’ai compris que je n’avais pas d’autre raison de vivre que toi, ô mon fils, Minutus.

— Ma mère était-elle danseuse ? Était-elle une femme perdue et une esclave, comme l’a prétendu Timaius ? demandai-je sans détour.

Ces questions bouleversèrent mon père :

— Tu n’as pas le droit de parler ainsi, se récria-t-il. Ta mère était la femme la plus noble que j’ai jamais connue. Ce n’était évidemment pas une esclave, même si, à la suite d’un vœu, elle avait fait allégeance à Apollon et l’a servi pendant un temps. Nous avons accompli elle et moi un voyage à Jérusalem et en Galilée, à la recherche du roi des Juifs et de son royaume.

Ces paroles affermirent mon courage. Je repris d’une voix tremblante :

— Timaius m’a dit que tu t’étais compromis dans les complots des Juifs au point que le gouverneur avait été contraint de t’expulser de Judée et que c’est pour cette raison et non point seulement à cause de l’inimitié de l’empereur, que tu as été radié de l’ordre Équestre.

À son tour, la voix de mon père n’était plus très ferme lorsqu’il me répondit :

— Pour te parler de tout cela, j’ai voulu attendre que tu saches penser par toi-même. Il ne convenait pas que je t’oblige à réfléchir sur des questions que je n’avais pas pleinement comprises. Mais tu te trouves à la croisée des chemins et tu dois déterminer quelle direction tu prendras. Je ne puis qu’espérer que ton choix soit le bon. Je ne saurais te contraindre, car je n’ai à t’offrir que des choses invisibles que moi-même je ne comprends pas.

— Père, demandai-je, alarmé, j’espère qu’à force de les fréquenter, tu n’as pas finalement embrassé la foi des Juifs ?

— Voyons, Minutus, rétorqua mon père, surpris, tu m’as accompagné aux bains et au stade. Tu as bien vu que je ne portais pas sur mon corps leur signe d’allégeance. Si tel avait été le cas, j’aurais été chassé des bains par les rires et les quolibets des autres citoyens.

« Je ne nie pas, poursuivit-il, avoir beaucoup lu les écritures sacrées des Juifs. C’était pour mieux les comprendre. Mais à la vérité, j’éprouve un certain ressentiment contre eux de ce qu’ils ont crucifié leur roi. Je leur garde rancune de la mort douloureuse de ta mère, oui, pour cela j’en veux à leur roi qui a ressuscité d’entre les morts le troisième jour et a fondé un royaume invisible. Ses disciples juifs continuent à croire qu’il reviendra pour créer un royaume visible, mais tout cela est trop compliqué et trop peu raisonnable pour que je puisse t’en enseigner quoi que ce soit. Ta mère aurait su, elle, car en tant que femme elle comprenait mieux que moi les affaires du royaume et je ne comprends toujours pas pourquoi elle devait mourir pour mon salut.

Je commençai à douter de la raison de mon père et me rappelai toutes les bizarreries de son comportement.

— Alors, dis-je brutalement, tu as bu du sang avec les Juifs ? Tu as participé aux rites de leur superstition ?

Le trouble de mon père s’accrut encore.

— Tu ne peux pas comprendre, tu ne sais pas.

Mais il prit une clé pour ouvrir un coffre, en tira une coupe de bois usé et, la tenant délicatement entre ses paumes, il me la présenta :

— Voici la coupe de Myrina, ta mère. Dans ce récipient, nous avons bu ensemble le vin de l’immortalité par une nuit sans lune sur une montagne de Galilée. Et le gobelet ne s’est pas vidé, alors que nous y avions bu tous deux à longs traits. Et le roi nous est apparu et, bien que nous fussions plus de cinq cents, il a parlé à chacun de nous en particulier. À ta mère, il a dit que plus jamais de son vivant elle n’aurait soif. Mais par la suite, j’ai promis à ses disciples que je n’essaierais pas d’enseigner à quiconque ces choses, car ils estimaient que le royaume appartenait aux Juifs et que moi, un Romain, je n’y avais pas ma place.

Je compris que j’avais devant moi la coupe que Timaius croyait dédiée à la déesse de la Fortune. Je la pris dans mes mains, mais pour mes doigts comme pour mes yeux ce n’était qu’un vieux gobelet de bois usé, même si j’éprouvais un sentiment de tendresse à l’idée que ma mère l’avait tenu et y avait attaché un grand prix.

Je posai un regard compatissant sur mon père.

— Je ne puis te blâmer de ta superstition, car les artifices magiques des Juifs ont troublé des têtes plus sages que la tienne. Sans aucun doute, la coupe t’a apporté richesse et succès, mais je ne désire pas parler de l’immortalité, pour ne pas te blesser. En ce qui concerne ce nouveau dieu, il y a d’autres divinités anciennes qui, avant lui, sont mortes et ont ressuscité : Osiris, Tammuz, Attis, Adonis, Dionysos parmi beaucoup d’autres. Mais tout cela, ce sont des légendes et des paraboles que vénèrent ceux qui sont initiés dans les mystères de ces dieux. Les gens de bonne éducation ne boivent plus de sang et moi-même, je suis parfaitement dégoûté des mystères. J’en ai eu mon content avec ces stupides jeunes filles et leurs rubans accrochés aux buissons.

Mon père secoua la tête et se tordit les mains :

— Oh ! si seulement je pouvais te faire comprendre !

— Je ne comprends que trop, même si je ne suis pas tout à fait un homme. À Antioche aussi, on peut apprendre des choses ! Tu as parlé du Christ, mais cette nouvelle superstition est bien plus pernicieuse et honteuse que les autres doctrines juives. À la vérité, il a bien été crucifié, mais il n’était en aucune façon roi et il n’a pas non plus ressuscité d’entre les morts. Ce sont ses disciples qui ont volé son corps dans son sépulcre, pour ne pas se couvrir de ridicule aux yeux du peuple. Il n’est pas bon de parler de lui. Les Juifs voient en toute chose prétexte à bavardages et à chamailleries.