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— Il était vraiment roi. C’était même écrit en trois langues sur sa croix : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Je l’ai vu de mes propres yeux. Si tu ne crois pas les Juifs, accorde au moins crédit au gouvernement romain. Ses disciples n’ont pas volé le corps, même si les Juifs ont soudoyé les gardes pour qu’ils répandent ce bruit. Je le sais, parce que j’étais là et que j’ai tout vu de mes propres yeux. Et un jour, je l’ai moi-même aperçu sur la rive est d’un lac de Galilée, après qu’il eut ressuscité d’entre les morts. Ce que je tiens encore pour assuré, en tout cas, c’est que c’était bien lui. C’est lui-même qui m’a guidé jusqu’à ta mère, qui se trouvait en difficulté dans la ville de Tibériade. Certes, seize années sont passées depuis ces événements, mais je les vois encore comme si je les avais devant les yeux, en cet instant même où tu me désoles par ton incapacité à comprendre.

Je ne pouvais me permettre de susciter la colère paternelle.

— Je n’avais pas l’intention de discuter de matières divines, me hâtai-je d’assurer. Je ne voulais savoir qu’une chose : peux-tu retourner à Rome quand tu le désires ? Timaius a prétendu que tu ne pourrais jamais rentrer dans ta ville d’origine, à cause de ton passé.

Mon père se redressa, fronça les sourcils et me regarda droit dans les yeux.

— Je m’appelle Marcus Mezentius Manilianus. Je peux retourner à Rome quand je veux, cela ne souffre aucun doute. Je ne suis pas en exil et Antioche n’est pas une ville de relégation. Tu devrais le savoir. Mais j’avais des raisons personnelles pour ne pas revenir dans la capitale de l’empire. Maintenant, je le pourrais très bien, s’il le fallait, car j’ai pris de l’âge et je ne suis plus aussi influençable que dans ma jeunesse. Tu n’as pas besoin d’en savoir davantage. Tu ne comprendrais pas mes raisons.

La fermeté de sa réponse me rassura.

— Tu as parlé de la croisée des chemins, de l’avenir que je devrai choisir moi-même. À quoi pensais-tu ?

Mon père s’essuya le front, hésita, puis commença en pesant soigneusement chacun de ses mots :

— Les gens qui, ici, à Antioche, s’y entendent le mieux, ont commencé à comprendre que le royaume n’appartient pas seulement aux Juifs. Je soupçonne, ou pour être tout à fait honnête, je sais, que même des Grecs et des Syriens non circoncis ont été baptisés et ont été admis aux repas. Cela a provoqué maintes querelles, mais en ce moment se trouve en ville un Juif cypriote que j’avais déjà rencontré à Jérusalem. Un autre Juif l’accompagne pour le seconder. Il s’appelle Saul, il est originaire de Tarse. Je l’ai déjà rencontré à Damas, le jour où on l’a conduit dans cette ville. Il venait de perdre la vue à la suite d’une révélation divine mais, plus tard, il l’a recouvrée. Il mérite d’être connu. Mon plus cher désir serait que tu interroges ces hommes et que tu écoutes leur enseignement. S’ils parvenaient à te convaincre, ils te baptiseraient pour t’introduire dans le royaume du Christ et tu serais autorisé à participer à leurs repas secrets. Cela, sans circoncision. Tu n’aurais donc pas à redouter de passer sous la juridiction de la loi juive.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Est-ce bien vrai ? me récriai-je, tu désires que je sois initié aux rites juifs ? Que j’adore un roi crucifié et un royaume qui n’existe pas ? Qu’est-ce qu’une chose invisible, sinon une chose qui n’existe pas ?

— C’est ma faute, dit mon père avec impatience. Je suis sûr de ne pas avoir utilisé les mots qu’il fallait pour te convaincre. Quoi qu’il en soit, tu n’as rien à perdre à écouter ce que ces hommes ont à te dire.

Cette simple idée me terrorisait.

— Je ne laisserai jamais les Juifs m’asperger de leur eau sacrée ! criai-je. Et je n’accepterai jamais de boire le sang avec eux. J’y perdrais les derniers lambeaux de réputation qu’il me reste.

Patiemment, mon père revint à la charge en m’expliquant qu’en tout cas Saul était un Juif érudit qui avait fréquenté l’école de rhétorique de Tarse et que ce n’étaient pas seulement des esclaves et des ouvriers, mais aussi nombre de nobles dames d’Antioche, qui venaient en secret l’écouter. Alors je me bouchai les oreilles, tapai du pied et criai d’une voix stridente et surexcitée :

— Non, non, non !

Mon père se raidit, et d’une voix plus froide laissa tomber :

— Tu feras ce que tu voudras. L’empereur Claude, qui est un érudit, a calculé de façon certaine qu’au printemps prochain nous atteindrons le huit centième anniversaire de la fondation de Rome. Certes, le divin Auguste avait déjà célébré cet anniversaire et beaucoup de gens vivent encore qui y ont assisté. Néanmoins, d’autres jeux séculaires seront donnés, qui nous fourniront une excellente raison pour aller à Rome.

Sans lui laisser le temps d’achever, je me jetai à son cou, le baisai et me ruai hors de la pièce en poussant des cris de bonheur, car je n’étais encore qu’un gamin. Les affranchis affluaient pour le festin et il dut sortir de sa chambre pour les saluer et recevoir leurs cadeaux. Je me tins à côté de mon père, pour bien montrer qu’il avait l’intention de m’associer à tout ce qui le regardait.

Quand tout furent étendus devant les tables, quand moi-même qui n’étais qu’un mineur, je me fus assis sur une chaise aux pieds de mon père, ce dernier expliqua que la réunion avait pour objet de recueillir l’avis des membres de la famille sur mon avenir.

— Commençons par prendre des forces dans le vin. La boisson délie la langue et nous aurons besoin de tous les conseils qui pourront se présenter.

Il ne répandit pas de vin sur le sol, mais Barbus ne s’inquiéta pas de cette manifestation d’athéisme. Le vétéran se chargea de l’offrande à la place de mon père et prononça à haute voix les paroles rituelles. Je suivis son exemple et les affranchis, à leur tour, aspergèrent le plancher du bout des doigts mais ils s’abstinrent de prononcer à haute voix les salutations. À considérer ces hommes, mon cœur se remplit d’amour : chacun d’entre eux avait fait de son mieux pour me gâter et tous désiraient me voir devenir un homme dont la réputation leur serait profitable. Ils avaient appris à connaître mon père et n’attendaient donc plus rien de lui.

— Quand je vous ai acheté la liberté, reprit mon père, je vous ai fait boire le vin de l’éternité dans le gobelet de bois de feue mon épouse. Mais les seules richesses que vous ayez jamais voulu amasser, ce sont les biens de ce monde, qui peut disparaître à tout instant. Quant à moi, je n’aspire à rien d’autre qu’à vivre dans la paix et l’humilité.

Les affranchis rétorquèrent aussitôt qu’eux aussi s’étaient efforcés de vivre aussi paisiblement et humblement qu’il était possible à des négociants prospères. Tous se vantaient d’une richesse qui n’aboutissait qu’à augmenter leurs impôts et les dons obligatoires à la cité, mais aucun d’entre eux ne désirait évoquer un passé de servitude.

— Pour votre bien et en raison de l’obstination de mon fils Minutus, dit mon père, je ne puis embrasser la nouvelle foi qui est maintenant accessible aux non circoncis, grecs et romains. Si je reconnaissais être chrétien, comme s’appellent les tenants de cette nouvelle religion pour se distinguer du culte juif, alors vous tous et toute ma maison seraient contraints de m’imiter et je ne crois pas que rien de bon pourrait sortir de cette conversion. Je ne puis croire, par exemple, que Barbus participerait avec une ardeur sincère quel que soit celui qui lui poserait les mains sur la tête et lui communiquerait son souffle. Et ne parlons pas de Minutus, incapable de se maîtriser, au point de hurler à la seule idée d’adhérer à la nouvelle religion.

« C’est pourquoi, le moment est venu de parler de ma famille. Ce que je fais, je ne le fais pas à moitié. Minutus et moi allons gagner Rome où, à la faveur des jeux séculaires, je retrouverai mon rang de chevalier. Minutus recevra la toge virile à Rome, en présence de sa famille. Et il aura un cheval en remplacement de celui qu’il a perdu ici.