Les affranchis étaient sur le point de prendre congé, lorsque deux Juifs se frayèrent un chemin jusqu’à nous. D’abord, on les prit pour des mendiants et on leur montra la porte. Mais mon père se précipita vers eux pour les saluer avec respect.
— Non, non, dit-il. Je connais ces hommes. Ce sont les messagers du plus grand des dieux. Revenez, vous tous, et écoutez ce qu’ils ont à dire.
Le plus imposant des deux hommes se tenait très droit et portait une grande barbe. C’était un marchand juif de Chypre, nommé Barnabé. Sa famille et lui possédaient une maison à Jérusalem et mon père l’avait rencontré bien avant ma naissance. Son compagnon était beaucoup plus jeune. Vêtu d’un épais manteau de peau de chèvre noire, presque chauve, il avait de grandes oreilles et un regard si perçant que les affranchis détournèrent les yeux et levèrent la main dans un geste de protection. C’était ce Saul dont mon père m’avait entretenu, mais on ne le connaissait plus sous ce nom, car il avait adopté celui de Paul, autant par humilité que parce que son ancien nom éveillait de mauvais souvenirs chez les adeptes du Christ. Paul signifie l’insignifiant, comme mon propre nom, Minutus. Ce n’était pas un bel homme, mais dans ses yeux et sur son visage brûlait un tel feu que nul ne désirait l’affronter. Je pressentis que rien de ce qu’on dirait à cet homme ne l’influencerait jamais. Lui, en revanche, voulait influencer les autres. Comparé à lui, le vieux Barnabé paraissait presque raisonnable.
L’apparition de ces deux Juifs indisposa fort les affranchis. Mais ils n’auraient pu se retirer sans offenser mon père. Dans un premier temps, Barnabé et Paul se conduisirent correctement, prenant la parole chacun à leur tour pour raconter que les doyens de leur assemblée avaient eu une vision qui les avait incités à prendre la route pour prêcher la bonne nouvelle, aux Juifs d’abord et ensuite aux païens. Ils s’étaient également rendus à Jérusalem pour remettre de l’argent aux saints hommes qui y demeuraient. Dans cette ville, leurs disciples avaient définitivement reconnu leur autorité. Ensuite, ils avaient prêché la parole divine avec tant de force, que même les malades avaient été guéris. Dans l’une des cités de l’intérieur, on avait pris Barnabé pour Jupiter se manifestant sous une forme humaine et Paul, pour Mercure. Le prêtre de cette ville avait voulu leur sacrifier un bœuf orné de guirlandes, et ils avaient eu le plus grand mal à empêcher ce sacrilège. Après cela, les Juifs de la cité avaient entraîné Paul à l’écart et l’avaient lapidé. Le croyant mort, ils avaient quitté la région, dans la crainte d’une réaction des autorités. Mais Paul était revenu à la vie.
Affranchis étonnés, pour que vous ne vous contentiez pas de vivre en simples mortels et choisissiez de vous exposer au danger dans le seul but de témoigner pour le fils de Dieu et le pardon des péchés ?
À l’idée que quelqu’un avait pu prendre ces deux Juifs pour des dieux, Barbus éclata de rire. Mon père le réprimanda puis, se prenant la tête à deux mains, il dit à Barnabé et Paul :
— Je me suis familiarisé avec vos doctrines et j’ai tenté de réconcilier le Juif avec le Juif pour préserver ma propre position parmi les pères de la cité. J’aimerais croire que vous dites la vérité, mais l’esprit ne semble pas vous pousser vers la concorde. Au contraire, vous vous chamaillez et l’un dit une chose et l’autre une autre. Les saints hommes de Jérusalem ont vendu tous leurs biens et attendent le retour de votre roi. Voilà plus de seize ans qu’ils attendent et ils vivent d’aumônes. Que dites-vous de cela ?
Paul assura que, pour sa part, il n’avait jamais invité personne à quitter un travail honnête pour distribuer ses biens aux pauvres. Barnabé ajouta que chacun devait faire ce que l’Esprit lui inspirait. Quand les saints de Jérusalem ont subi les premières persécutions, ils se sont enfuis à l’étranger, et aussi à Antioche où ils se sont lancés dans le négoce avec plus ou moins de succès.
Barnabé et Paul parlèrent tant qu’à la fin l’agacement gagna les affranchis.
— En voilà assez avec votre dieu, s’exclamèrent-ils. Nous ne vous voulons aucun mal, mais qu’attendez-vous donc de notre maître, pour vous introduire ainsi en pleine nuit dans sa demeure et jeter le trouble en lui ? Il a déjà son content de tracas.
Les deux Juifs expliquèrent que leurs activités avaient provoqué tant de ressentiments parmi leurs semblables d’Antioche, que même les saducéens et les pharisiens complotaient contre eux et les autres chrétiens. Les Juifs menaient une ardente campagne de conversion en faveur du temple de Jérusalem et avaient déjà collecté de riches présents auprès des hommes pieux. Mais la secte chrétienne tentait de faire passer les nouveaux convertis de leur côté en leur promettant le pardon de leurs péchés et en leur assurant qu’ils n’auraient plus à obéir aux lois juives. Voilà pourquoi les Juifs avaient intenté une action judiciaire contre les chrétiens devant le tribunal de la cité. Barnabé et Paul projetaient de quitter Antioche avant l’audience, mais ils craignaient que le conseil ne les fît poursuivre et ne les traînât devant le tribunal.
Mon père annonça avec une évidente satisfaction qu’il était en mesure de dissiper leurs craintes.
— Par divers moyens, j’ai réussi à obtenir que le conseil n’interfère pas dans les affaires internes de la religion juive. C’est aux Juifs eux-mêmes de régler les disputes de leurs sectes. Au regard de la loi, la secte chrétienne est une secte juive comme les autres, bien qu’elle n’exige ni la circoncision ni une complète soumission à la loi de Moïse. Donc, il est du devoir des gardes de la cité de protéger les chrétiens si d’autres Juifs tentent de leur faire violence. De la même façon, ils nous appartient de protéger les autres Juifs si les chrétiens s’attaquent à eux.
Barnabé parut profondément troublé par la réponse de mon père.
— Nous sommes Juifs, Paul et moi, mais la circoncision est la marque du véritable judaïsme. Et pourtant les Juifs d’Antioche ont prétendu que même si les chrétiens non circoncis ne sont pas légalement juifs, on peut les poursuivre pour atteinte aux croyances juives.
Mais mon père savait se montrer têtu, dès qu’il avait une idée bien arrêtée :
— Pour autant que je sache, la seule différence entre les chrétiens et les Juifs, c’est que les chrétiens, circoncis ou non, croient que le messie juif, ou Christ, a déjà pris forme humaine en la personne de Jésus de Nazareth, qu’il est ressuscité d’entre les morts et que tôt ou tard il reviendra sur terre pour fonder le royaume millénaire. Les Juifs ne le croient pas et attendent toujours le Messie. Mais au regard de la loi, il est indifférent qu’ils croient ou non qu’il soit déjà venu. Le point important est qu’ils croient au Messie. La cité d’Antioche ne désire pas trancher, et n’est pas compétente pour le faire, sur la question de la venue du Messie. C’est pourquoi Juifs et chrétiens doivent régler cette affaire pacifiquement entre eux, sans persécution d’un côté ni de l’autre.
— Ainsi faisaient-ils et ainsi feraient-ils encore, dit Paul d’une voix ardente, si les chrétiens circoncis n’étaient pas si couards. Céphas, par exemple, a d’abord pris place au repas avec les non circoncis et puis il s’est séparé d’eux. Il a plus peur des saints hommes de Jérusalem que de Dieu. Je lui ai dit très précisément ce que je pensais de sa lâcheté, mais le mal était fait et, maintenant, circoncis et non circoncis mangent de plus en plus souvent séparément. Voilà pourquoi ces derniers ne peuvent plus, même légalement, être appelés Juifs. Non, parmi nous il n’y a ni Juifs ni Grecs, ni affranchis ni esclaves. Nous sommes tous des chrétiens.
Mon père fit remarquer qu’il serait malavisé de présenter cette thèse devant la cour, car si elle était admise, les chrétiens perdraient d’irremplaçables avantages et la protection de la loi. Il serait plus rationnel qu’ils se reconnussent pour Juifs. Ils bénéficieraient de tous les avantages politiques du judaïsme, même s’ils ne respectaient guère la circoncision et les lois juives.