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L’Arménien en éprouva de la pitié et cette pitié même le débecta. Malgré lui, il se baissa pour aider le môme à ramasser ses affaires.

A ce moment, Naseer attrapa doucement sa main :

— Protégez-moi. Peut-être qu’ils vont me tuer, moi aussi. Je ferai ce que vous voudrez…

Kasdan retira vivement ses doigts :

— Casse-toi.

— Et mes papiers ?

— Je les garde.

— Je vais les récupérer quand ?

— Quand je l’aurai décidé. Casse-toi.

L’Indien ne bougeait pas, le regard langoureux. Kasdan hurla pour de bon :

— Casse-toi avant que je t’éclate !

8

Parquet flottant. C’était bien le mot. Le sol de l’appartement s’enfonçait sous ses pas et lui donnait l’impression de tanguer. A la manière d’un pont de navire filant au ras des cimes du parc, qu’on apercevait par la porte-fenêtre encore ouverte.

Kasdan la verrouilla, ferma les rideaux, chercha, le long du châssis, un commutateur. Il devinait qu’un système commandait un store roulant. Il trouva le bouton et l’actionna. Le volet descendit lentement, fermant la pièce au monde extérieur et à la clarté des réverbères.

Quand l’obscurité fut complète, Kasdan ferma les deux portes de la pièce, à tâtons, puis sortit sa Searchlight, en quête d’un autre interrupteur : celui de la lumière. Il ne risquait plus d’être aperçu du dehors. Il alluma un lustre. Un salon bon marché se révéla. Un canapé affaissé. Une bibliothèque en contreplaqué. Des fauteuils dépareillés. Goetz ne s’était pas ruiné en mobilier.

Aucun tableau au mur. Pas de bibelots sur les étagères. Aucune note personnelle dans la décoration. L’ensemble évoquait plutôt un meublé à deux balles. Kasdan s’approcha de la bibliothèque. Des partitions, des biographies de compositeurs, quelques livres en espagnol. Goetz avait appliqué son goût de la discrétion à son propre appartement : il n’y aurait rien à trouver ici.

L’Arménien enfila ses gants de chirurgien et regarda sa montre : presque minuit. Il prendrait le temps qu’il faudrait mais passerait l’appartement au peigne fin.

Il commença par la cuisine. A la lueur des réverbères. De la vaisselle propre sur l’égouttoir, à côté de l’évier. Des assiettes et des verres alignés dans les placards. Goetz avait le sens de l’ordre. Le frigo : presque vide. Le congélateur : rempli de plats surgelés. L’organiste n’était pas un chef cuistot. Kasdan nota un détail. Il n’y avait pas ici l’ombre d’une épice ou d’un produit chilien. Goetz avait fait table rase du passé, même dans ses goûts culinaires. Et aucun détail ne trahissait la présence du petit Naseer : Goetz ne conservait même pas ici les céréales de son amant.

Il passa à la chambre, se livrant de nouveau au manège du store. Lumière. Un lit au carré. Des murs nus. Des vêtements usés et ternes dans une penderie. Pas le moindre détail qui trahisse la personnalité du locataire, à l’exception de deux livres de la collection « Microcosmes ». L’un sur Bartok, l’autre sur Mozart. Et une croix suspendue au-dessus du lit. Tout cela sentait la vie bien réglée du retraité sans fantaisie. Une vie qu’il connaissait bien…

Mais Kasdan devinait autre chose. Une discrétion, une volonté de neutralité qui dissimulait un arrière-fond. Naseer, bien sûr. Mais aussi, Kasdan l’aurait juré, d’autres versants cachés. Où le musicien avait-il planqué ses secrets ?

Salle de bains. Bien rangée, sans plus. Goetz faisait le ménage lui-même et avait interdit à Naseer d’apporter le moindre de ses produits de soins. Pas de médicaments non plus. Pour son âge, le Chilien pétait la forme.

Reprenant le couloir, Kasdan découvrit une deuxième pièce. Un salon de musique, où trônaient un piano et une chaîne hi-fi à l’ancienne, énorme. Goetz avait tapissé le plafond d’emballages d’œufs, sans doute pour insonoriser l’espace. Store. Lumière. Les multiples alcôves du plafond projetèrent des ombres démultipliées, dignes d’un tableau de Vasarely.

En scrutant les murs, Kasdan comprit qu’il se rapprochait ici de l’intimité de Goetz. Ce salon respirait la passion de l’organiste : la musique. Deux cloisons étaient couvertes de CD mais aussi de disques vinyle. Des collectors. Versions historiques d’opéras, de symphonies, de concertos pour piano. Cette pièce trahissait aussi une minutie, un chichi de vieux garçon. Malgré la grandeur du sujet — la musique —, quelque chose de mesquin, de ratatiné, planait entre ces murs et couvrait tout comme une fine couche de poussière.

Kasdan s’approcha du piano. Un modèle électrique sur lequel était branché un casque. Il s’attarda sur la chaîne hi-fi. Ampli intégré de marque Harman-Kardon. Deux enceintes colonnes. Caisson de basses. Du matos de pro. Tout le fric de l’organiste devait passer dans cette qualité du son.

Le boîtier d’un disque reposait sur le lecteur. Kasdan contempla la jaquette. L’enregistrement d’une œuvre vocale, le Miserere de Gregorio Allegri. L’Arménien lut le dos de la boîte et eut une surprise : le chef de chœur était Wilhelm Goetz en personne. Il tira le livret de son conditionnement et le feuilleta. Une photo de groupe sur deux pages. Parmi les enfants vêtus en blanc et noir, Goetz, plus jeune, regardait l’objectif, l’air enjoué. On discernait dans ses yeux une lueur de fierté, un éclat que Kasdan ne lui connaissait pas. L’homme aux cheveux déjà blancs rayonnait parmi son chœur, sa machine à produire des sons célestes…

Kasdan ouvrit le tiroir de la chaîne et vérifia que le disque était bien le Miserere. Toujours muni de ses gants, il attrapa le casque du piano, le brancha sur l’ampli, démarra le disque, s’assurant que la musique ne sortait pas en même temps des enceintes.

Tout de suite, ce fut un choc.

Il était habitué aux œuvres chorales. Chaque dimanche, la cathédrale Saint-Jean-Baptiste résonnait des chants arméniens a cappella. Mais il s’agissait de voix d’hommes, graves et martiales. Ici, rien de tel. Le Miserere semblait être une partition destinée aux enfants. Une polyphonie qui tissait des accords d’une innocence, d’une pureté bouleversantes.

L’œuvre commençait par de longues notes tenues, comme compressées encore par la prise de son. On croyait entendre les sons ronds et flûtes d’un orgue humain, dont les tuyaux auraient été des gorges d’enfants…

Kasdan s’assit à terre, casque sur les oreilles. Tout en écoutant, il parcourut la notice intérieure du livret. A l’évidence, le Miserere était un tube de la musique vocale. Une œuvre mille fois enregistrée. Elle avait été écrite durant la première moitié du XVIIe siècle. Gregorio Allegri était un membre du chœur de la chapelle Sixtine et l’exécution annuelle de cette pièce était demeurée un événement rituel pendant plus de deux siècles. Un détail frappa Kasdan. Le contraste entre le nom lugubre de l’œuvre, Miserere, et celui du compositeur, Allegri, qui évoquait plutôt la joie, la fête, l’allégresse.

Soudain, une voix aiguë jaillit des écouteurs. Une voix d’une douceur si étrange, si intense, qu’elle brisait quelque chose à l’intérieur de vous-même et vous nouait instantanément la gorge. La voix d’un petit garçon, suspendue, inaccessible, se détachant au-delà des accords, suivant une ligne mélodique très haute, comme lancée au-dessus du monde.

Kasdan sentit ses yeux se voiler. Bon Dieu, il allait pleurer, là, chez un mort, à minuit, assis par terre avec son casque et ses gants de chirurgien. Pour contrer l’émotion qui le submergeait, il se focalisa sur la notice. Le texte était rédigé par Wilhelm Goetz lui-même. Il racontait comment, lors d’un après-midi de pluie de 1989, il avait obtenu cet enregistrement quasi divin, alors que rien ne le laissait prévoir. Quelques minutes plus tôt, les petits chanteurs jouaient encore au football dans les jardins de l’église Saint-Eustache de Saint-Germain-en-Laye où la prise de son devait avoir lieu. Puis l’enfant soliste, un gamin du nom de Régis Mazoyer, avait lancé sa mélodie dès la première prise, les genoux encore maculés de boue. Alors, dans la chapelle glacée, le miracle s’était produit. La voix stupéfiante s’était élevée sous les voûtes de la nef…