— Le matin, vous faites l’appel ?
— Les accompagnateurs s’en chargent.
— Ils vous donnent une liste des enfants ?
— Oui.
— Oui ?
— C’est obligatoire. Pour les assurances.
— Vous gardez ces listes dans vos archives ?
— Oui. Enfin, je crois.
— Écoutez-moi bien, fit Kasdan en prenant une inspiration. Je voudrais que vous retrouviez chaque liste, depuis leur premier concert, et que vous me les faxiez au numéro que je vais vous donner.
— Je ne comprends pas. Vous avez vraiment besoin de ces renseignements ?
— Vous pouvez me les faxer, oui ou non ?
— Oui. Je vais chercher ce que je peux…
— Maintenant ?
— Je vais faire au plus vite.
— Merci, mon père.
Kasdan raccrocha après avoir dicté ses coordonnées, ne sachant toujours pas ce qu’il avait trouvé. Ni même ce qu’il cherchait. Mais il venait de gagner un point. Pour la première fois, il allait obtenir les noms précis des enfants qui avaient appartenu à la secte. Il ne s’attendait pas à voir jaillir les noms des gamins disparus — mais ces listes pourraient permettre de remonter à d’autres parents et les interroger.
Une éclipse occulta sa conscience. Kasdan réalisa qu’il ne s’était toujours pas préparé son café. Il décida de se lever pour s’en concocter un bon litre bien serré.
La seconde suivante, il dormait au fond du canapé.
64
— Secouez-vous. Noël, c’est fini.
Kasdan ouvrit un œil. Il était recroquevillé sur son divan. Une couverture matelassée sur les épaules. La couette de son propre lit. A la verticale, il vit Volokine qui s’agitait dans la cuisine. Il avait revêtu les vêtements de son fils, qu’il se souvenait vaguement avoir été chercher à la cave. Volokine capta son regard :
— Je ne sais pas à qui sont ces fringues, mais elles me vont nickel, dit-il en attrapant des chopes. Je les ai dénichées dans la machine à laver : c’était pour moi, non ?
Kasdan parvint à se relever sur un coude. Des courbatures entravaient ses membres. L’odeur puissante du café emplissait les chambres en file indienne. Sa lucidité revenait par vagues lentes, entrecoupées de brefs éclairs noirs.
Le Russe continuait, parlant à tue-tête :
— J’ai aussi trouvé vos médocs.
Il pénétra dans le salon, apportant deux chopes de café. Kasdan remarqua qu’il boitait à peine. Capacité à récupérer impressionnante. Il avait les cheveux mouillés et était rasé de frais.
— Le Subutex, murmura-t-il. De vieilles retrouvailles. Quand j’étais jeune et que je n’avais pas un rond, je m’injectais du « Sub » dans les veines. L’héroïne du pauvre. Mais vous avez raison : le sevrage à sec, c’était pas mon truc.
Kasdan se redressa, s’assit, attrapa son café avec les deux mains :
— Le shoot. Hier. Pourquoi tu as fait ça ?
— Raisons personnelles.
— Tu n’as rien de plus original ?
Le Russe empoigna un fauteuil et s’installa face à Kasdan :
— Je déconne pas. J’avais une raison sérieuse de plonger. (Il dressa son index en l’air). Une fois.
— Quelle raison ?
— C’est mes oignons. Buvez. (Il se recula.) On a du pain sur la planche.
Kasdan but une gorgée. La brûlure passa, mi-souffrance, mi-jouissance.
— Arnaud a téléphoné, reprit Volokine, talons coincés contre la table basse.
— Qui ?
— Arnaud, votre conseiller militaire. Il a retrouvé le troisième général. A mon avis, votre pote n’a pas lâché son ordinateur ni son portable de la nuit. Même pas pour la bûche.
Kasdan se concentrait : ses idées se remettaient en place. Le troisième général. Py. L’homme des origines.
— Il a retrouvé Forgeras ? demanda-t-il en écho.
— Vous vous souvenez de ça ? C’était son premier nom, ouais. Il est surtout connu sous celui de Py. Il s’est aussi appelé Ganassier, Clarais, Mizanin. Selon Arnaud, il était une espèce d’âme noire de l’armée. Un Méphisto qui apparaît chaque fois qu’il y a un sale boulot à faire. Quarante ans d’opérations secrètes. Aucun doute qu’il était mouillé jusqu’à l’os dans le plan Condor. Et dans bien d’autres. Arnaud m’a conseillé de nous méfier. Le mec a le bras plus long encore que Condeau-Marie. Il m’a filé son adresse personnelle.
— Où est-il ?
— À Bièvres. En région parisienne.
L’Arménien leva sa lourde carcasse, se mit debout, vacilla. Volokine se dressa sur ses jambes et le soutint par le bras :
— Doucement, Papy. Vous tenez plus sur vos pattes. Kasdan s’accrocha à son épaule sans répondre.
— Filez dans la salle de bains, conseilla le garçon. Une bonne douche, ça vous remettra la tête à l’endroit. Ensuite, visite au général. Je suis sûr qu’il a gardé des contacts avec la secte.
Kasdan lui lança un regard de biais :
— Pourquoi ?
— Parce que c’est un spécialiste des plans tordus. Et qu’en matière d’embrouille, l’installation d’une secte criminelle chilienne sur le sol français se pose là. Hartmann et son clan jouent un rôle ici, sur le plan militaire. C’est certain. Allez, à la douche. Vous me raconterez en route comment s’est passée votre visite à Asunción.
— Comment tu sais que je suis allé là-bas ?
— Vous m’avez laissé un message, vous ne vous rappelez pas ? Et j’ai fouillé vos poches. Vous avez gardé le programme du concert. C’était bien ?
— Super.
— Filez. Je dois encore passer quelques coups de fil.
Kasdan s’appuya au plafond mansardé et se dirigea vers la salle de bains, d’un pas d’ours bourré à l’alcool de miel.
65
Ils parvinrent à Bièvres sur le coup des 11 h. Volokine conduisait. Il avait imprimé un plan et s’orientait le long des routes, sa carte sur les genoux. Il ne demandait aucun conseil à Kasdan, qui semblait épuisé. Ils longèrent une forêt tout en contrastes, arbres noirs sur fond de feuilles rouges, et trouvèrent un chemin bitumé, sur la droite, marqué d’un panneau LE PONCHET. C’était le nom de la demeure de Py. Ils s’enfouirent dans les bois. Même à travers la vitre, Volo pouvait sentir l’humidité ambiante. Une humidité rouge, palpitante, organique…
Au détour du sentier, la maison du général apparut.
En réalité, plusieurs édifices de béton et de verre, aux toits en appentis, évoquant une pyramide aztèque. Ces blocs semblaient plantés dans le tapis de feuilles mortes comme l’épave d’un sous-marin dans les sables des grands fonds.
Volokine rétrograda. Des fenêtres étroites s’étiraient au premier étage, façon meurtrières. Des baies vitrées, noires, laquées, se déployaient au rez-de-chaussée. Sur la gauche, une tour biseautée avait l’agressivité d’un cutter, lame sortie. Des écoulements striaient les surfaces de béton, dessinant des motifs, des ombres.
Un parking vide apparut à gauche. Volokine manœuvra et coupa le moteur. Ils sortirent avec précaution, prenant soin de ne pas claquer leur portière. Puis ils s’avancèrent vers le bloc principal. Le sol détrempé absorbait le bruit de leurs pas.
La propriété était totalement intégrée au paysage, cernée au plus près par les taillis et les sapins. Kasdan actionna la sonnette. Elle était assortie d’un interphone et d’une caméra. Pas de réponse. Volokine inspecta à nouveau le parking. Pas de voiture. Py était parti en vadrouille.