Ils reculèrent pour scruter encore les baies et les fenêtres de la bâtisse, en quête d’un signe de vie. Rien. Volokine se demanda si cela valait le coup de fouiller les lieux en douce. Il allait consulter Kasdan à voix basse quand un bruit retentit à l’arrière de la maison.
Des caquètements, sur lesquels se greffait une voix d’homme.
Sans un mot, ils contournèrent la bâtisse, suivant un chemin de garde qui filait vers l’arrière. Ils découvrirent un petit étang en contrebas. Des joncs bordaient le rivage et des saules, de l’autre côté des eaux, se penchaient comme de vieilles chevelures de sorcières.
A gauche, près d’une cabane en bois noir, un homme était cerné par un troupeau d’oies, qui criaillaient et claquaient du bec. L’homme avait de l’allure. Très grand, il portait un anorak kaki, dont la capuche et l’extrémité des manches étaient bordées de fourrure. Ses bottes en caoutchouc étaient enfoncées jusqu’aux chevilles dans la boue noire. Son crâne nu, où s’ébouriffaient quelques mèches blanches, paraissait rose dans la lumière de midi, se détachant bien net sur la surface sombre du lac.
Ils s’approchèrent. Même à cette distance, Volo était impressionné par la stature de l’homme. Ses traits osseux, émaciés, restaient superbes. L’abrasion de la vieillesse ne l’avait pas enlaidi. Au contraire. L’amaigrissement avait aiguisé sa beauté aristocratique. Volokine sourit. C’était leur troisième général. Chaque fois, il s’était attendu à rencontrer un De Gaulle. Il le tenait enfin.
L’homme parlait aux oies à voix basse, piochant de la nourriture dans un seau posé à terre. Quand ils furent à trois mètres du troupeau, le général Py daigna enfin se redresser. Son regard les toucha comme une balle perforante. Il ne semblait ni surpris ni effrayé. Il sourit, au contraire, et les rides de son visage circonscrirent plus nettement ses traits, comme un dessinateur accentue son esquisse à coups de biffures légères. Sa figure était aussi impénétrable qu’une tôle de blindage.
— Je leur donne des châtaignes en hiver, fit-il dans un panache de buée. C’est mon secret. Plus tard, beaucoup plus tard, on sent au fond de leur foie cette saveur particulière. Elles renforcent le goût de noisette du foie gras. Et aussi, je crois, sa délicieuse couleur rose. (Il lança une poignée de châtaignes aux oies qui battaient ses jambes.) Dans le Périgord, on dit : « rose comme le cul d’un ange ».
Silence des deux flics. Py observa leur expression et éclata de rire :
— Ne faites pas cette tête ! Je produis moi-même mon foie gras. Ce n’est pas un crime. Ni une activité barbare, comme on le raconte. Les oies sont des oiseaux migrateurs. Elles sont équipées, physiologiquement, pour tolérer le gavage. Sans ces réserves qu’elles accumulent chaque année, elles ne pourraient pas voler durant des semaines. Encore une idée reçue sur la soi-disant cruauté des hommes…
— Vous n’avez pas l’air étonné de notre visite, déclara Kasdan.
— On m’a prévenu.
— Qui ?
Py haussa les épaules et se pencha de nouveau vers ses volatiles. La peau de son cou pendait comme les pendeloques d’un coq. Ce seul signe révélait que l’homme avait atteint le quatrième âge. 80 ans ou plus. Il lançait toujours ses châtaignes à la volée.
Il s’arrêta enfin, considérant ses deux visiteurs :
— Qui êtes-vous au juste ? La police montée ?
— Commandant Kasdan, capitaine Volokine. Brigade criminelle. Brigade de protection des mineurs. Nous enquêtons sur quatre homicides.
— Et vous êtes venu me trouver, au fond de ma forêt, un lendemain de Noël. C’est tout naturel.
— Nous pensons que cette série d’assassinats est liée à la Colonie Asunción.
Py eut un bref rictus.
— Bien sûr.
Il se dirigea vers l’appentis, entraînant le troupeau dans son sillage. On pouvait reconnaître les mâles parmi les femelles grises : ventre et tête noirs. Le général ouvrit la porte. Une dizaine d’oies se dandinèrent jusqu’au seuil. D’autres allèrent s’ébrouer près de l’étang.
Il ôta ses gants, s’avança vers ses visiteurs :
— Je ne sais rien. Je ne peux rien pour vous.
— Au contraire, fit Kasdan. Vous connaissez l’histoire de la Colonie. Au Chili et en France. Vous pouvez nous expliquer pourquoi notre gouvernement a toléré l’implantation d’une telle secte. Au point de leur accorder un territoire autonome. Un Etat de droit souverain !
L’homme se tourna vers le lac, battant ses gants. Les eaux étaient sombres près des rives. Plus loin, elles s’éclaircissaient en un vert léger, rieur. Des algues, des nénuphars, des particules se groupaient pour former une nappe lisse et claire.
— C’est une longue histoire.
— Nous sommes venus tout exprès pour l’entendre. Py se tourna vers eux :
— Savez-vous ce qu’est un site noir ?
— Non, répondirent les deux partenaires, presque en même temps.
Le général fourra ses gants dans ses poches, puis fit quelques pas. Volokine scruta ses yeux, qui brillaient comme deux étoiles dans la lumière grise. Le Russe fut traversé par cette phrase de Hegel, vieux reliquat de la fac : « C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux — on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable… »
— Un site noir, reprit Py, c’est un lieu à part. Un no man’s land dont les démocraties ont parfois besoin pour faire le sale boulot.
— Vous parlez de torture, fit Kasdan.
— Nous parlons d’un danger véhément. Les actes terroristes, les attentats-suicides connaissent actuellement une progression exponentielle. Face à de tels ennemis, il n’y a pas de pitié à avoir. Le fanatisme est la pire des violences. Nous ne pouvons y répondre que par la même violence. En la surpassant, si possible… Comme disait Charles Pasqua : « Il faut terroriser les terroristes. »
— C’est un point de vue.
Le général revint vers ses interlocuteurs. Les boutons-pression de sa parka étincelaient au soleil de la mi-journée. Il souriait calmement.
— Plutôt le fruit d’une longue expérience. L’arme principale des terroristes est le secret. Quelques hommes ont pu détruire deux tours gigantesques, tuer des milliers d’hommes, humilier la nation la plus puissante du monde, avec cette seule arme. Le secret. L’unique réplique contre ces assaillants est de briser leur silence. Or, malgré nos recherches, nous ne savons toujours pas lever, chimiquement, la volonté des détenus. Restent les moyens physiques. Qui ne plaisent à personne mais qui ont fait leurs preuves.
— Tout ça, rétorqua Kasdan, c’est de la rhétorique. Vous démontrez simplement que vous ne valez pas mieux que ceux que vous poursuivez.
— Qui a dit que nous valions mieux ? Nous sommes des hommes au combat. D’un côté comme de l’autre.
Volokine songea à l’Algérie. Et surtout à la bataille d’Alger. En 1957, le général Massu et ses troupes, dotés des pouvoirs spéciaux, étaient parvenus à démanteler l’appareil politico-militaire du FLN en quelques mois. Leurs armes : enlèvements, séquestrations, exécutions. Et surtout : torture pratiquée d’une manière systématique. Aucun doute : la politique de l’horreur avait été efficace.
Py marcha de nouveau. Les nuages de buée qui s’échappaient de ses lèvres répondaient à ses mèches blanches qui flottaient dans le vent.
— En ce sens, les États-Unis sont moins hypocrites que nous. Leur système législatif commence à admettre la nécessité de la torture. Mais il y aura toujours les apôtres de la bonne conscience. L’immense armée de ceux qui ne font rien et jugent toujours. Sans offrir la moindre solution. Voilà pourquoi, aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de sites noirs.