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— Putain de salopard, grogna l’Arménien. Tu peux donc imaginer ces mômes torturés sans bouger ? Il s’agit de gamins ! Il s’agit d’innocents qui…

Py brandit son morceau de bois à la face de Kasdan :

— Ces enfants ne tombent pas du ciel. Ils dépendent de leurs parents, qui sont tous membres d’Asunción. Des adultes libres et consentants.

Volokine vit les tempes luisantes de Kasdan — il était en sueur. Le Russe prit la parole pour faire diversion.

— Nous avons la preuve, bluffa-t-il, que Hartmann et sa clique ont fait enlever plusieurs enfants, issus de chorales parisiennes.

— Ridicule. Jamais les dirigeants de la Colonie ne prendraient un tel risque. Ils ont leurs propres enfants. Vous ne connaissez pas Asunción. C’est un monde clos, autonome, qui vit sur ses propres forces.

Kasdan recula. Quand il parla, sa voix paraissait maîtrisée :

— Nous enquêtons sur les meurtres de quatre personnes. Parmi ces victimes, il y a Wilhelm Goetz, Alain Manoury, Régis Mazoyer. Ces noms vous disent-ils quelque chose ?

— Wilhelm Goetz, oui. Je l’ai connu au Chili. Mais il a aussi séjourné dans la Colonie française, quand elle était implantée en Camargue. Les autres noms ne me disent rien. Pourquoi ces meurtres seraient-ils liés à Asunción ? Votre enquête n’est ni faite ni à faire…

Kasdan ne bougeait plus, les pieds plantés dans la boue :

— Pensez-vous que les enfants d’Asunción pourraient suivre un entraînement au combat ? Pourraient-ils apprendre à tuer ?

— Ce type de préparation est prévue, mais pas pour les enfants. Jusqu’à la mue, les gosses se concentrent sur le chant. Ensuite, à la puberté, ils passent à un autre type d’enseignement. Combat. Art de la guerre. L’Agogé, comme à Sparte…

— Vous savez de quoi est morte Sparte ?

— Non.

— De l’appauvrissement du sang. Asunción pourrait avoir besoin de nouveaux enfants pour nourrir ses rangs. Son sang.

Py jeta son morceau de bois à terre. Il perdait son sang-froid :

— Asunción accueille chaque année de nouvelles familles. Des volontaires. Vos histoires de rapts sont ridicules.

— La Comunidad pourrait avoir besoin d’enfants spéciaux. Des enfants qui possèdent une voix spéciale. Des enfants qui auraient été sélectionnés par des maîtres de chœur, comme Goetz ou Manoury.

— Vous délirez. Kasdan avança d’un pas.

— Non. Et c’est pour ça que tu chies dans ton froc !

— Je sais où je t’ai déjà vu, dit Py en plissant les yeux. Oui, je te connais…

— Les cinglés de la Colonie font le ménage, Forgeras ! Ils ont peur. Ils tuent pour réduire des hommes au silence. Des hommes qui savent quelque chose ! Quelque chose que tu sais toi aussi !

— Tu m’appelles Forgeras… A l’époque, je m’appelais ainsi. Et toi, tu…

— Ils tuent hors de leur territoire et c’est leur erreur. Parce que ces meurtres se passent en France, et ça, c’est notre domaine, tu piges ?

— Cameroun. 1962.

— Quand les salopards de ton espèce seront-ils hors d’état de nuire ?

— Je te reconnais, murmura Py. Tu es la petite salope qui… L’Arménien dégaina et planta le canon de son arme contre le torse du vieil homme.

— Kasdan, non !

Volokine se précipita. La détonation le pétrifia. Dans son œil, la scène se décomposa. Le général se fracassa contre un arbre. Roula contre le fût et tomba en contrebas, visage dans la boue. Les oies couraient en tout sens le long de l’étang.

Kasdan fit un pas et tira une nouvelle fois. Dans la nuque.

Volokine attrapa l’Arménien par l’épaule. Il hurla au-dessus des oies :

— Vous êtes dingue ? Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?

Kasdan se libéra de son emprise et mit un genou à terre. Il ramassa les douilles percutées. Il enfila un gant de latex. Plongea ses doigts à l’intérieur des chairs fumantes. Il cherchait les balles qui avaient perforé le cœur et la moelle épinière du général.

Volo recula, pataugeant dans la gadoue, répétant plus bas :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Alors, il comprit le bruit étrange qui flottait dans la puanteur de cordite.

Kasdan pleurait à chaudes larmes.

66

Lionel Kasdan est mort le 23 août 1962. Dans une embuscade, près de Bafang, à l’ouest du Cameroun. Il avait 19 ans.

— Qui êtes-vous ?

— J’ai découvert l’Afrique en 1962. J’avais 17 ans. Tu te souviens de ce que tu faisais à cet âge ? Moi, j’aiguisais mes rêves comme on affûte des couteaux. Malraux. Kessel. Cendrars. L’aventure, l’action, le combat, mais aussi les mots qui vont avec. Je m’imaginais écrivain. Un destin d’action d’abord, puis les livres qui suivraient. Je me suis engagé, en pensant à Rimbaud plutôt qu’à de Gaulle, en me disant que, pour écrire, il fallait d’abord vivre. Et que pour vivre, il fallait d’abord mourir. Sous les balles. Sous le soleil. Sous les moustiques.

Kasdan parlait d’une voix blanche. Regard fixe. Rivé au tableau de bord. Volokine avait conduit jusqu’à une aire d’autoroute. Moteur coupé. Habitacle glacé. La pluie avait repris, frappant les vitres en cadence légère. Le Russe lui-même ne savait plus où ils étaient.

— Répondez à ma question : qui êtes-vous ? Kasdan ne semblait pas entendre :

— Quand je suis arrivé à Yaoundé, je n’ai pas été dépaysé. C’était la France mais dans une version à l’arrache. Il y avait les marques : les Peugeot, les Monoprix, les engins Moulinex… Il y avait les PTT, l’école publique et ses maîtres d’école. Mais tout ça était rouge, déglingué, usé jusqu’à la corde. C’était la France, mais retournée comme un gant, révélant ses tripes au soleil. Une farce tragique, où la vérité de l’homme jaillissait à nu.

« Après quelques semaines de cantonnement, on est partis pour la garnison de Koutaba, au nord-ouest, là où ça chauffait. Je pourrais te parler des heures de la beauté du paysage. Et aussi de notre beauté à nous, les troupes. Le vert de nos treillis qui contrastait avec la latérite. Le 17e Bataillon d’Infanterie de Marine… On était des braves. Des héros. En fusion avec cette terre solaire…

« Je te fais grâce du contexte politique. En gros, on avait rendu le Cameroun à son peuple. Finie la colonie. Mais le ménage n’était pas terminé. Avant de partir, il fallait nettoyer les rebelles, les gars de l’UPC, pour laisser un territoire propre à Ahidjo, le président, « l’ami des Français ». Pour qu’il puisse continuer à nous servir la soupe.

« Le problème, c’est qu’on n’avait plus le droit, officiellement, d’être là. Tu peux chercher dans les archives. Tu ne trouveras jamais une note, un bulletin sur nos actions. Il n’y avait plus d’ordre écrit. Il était interdit de hisser le drapeau français. Interdit de parler à la presse. Interdit d’utiliser des mots tels que « quadrillage », « secteur », etc. Pourtant, le boulot devait être fait. On avait deux missions. Anéantir les troupes rebelles. Remettre les populations dans le droit chemin. Tous ces paysans qui sympathisaient avec les maquisards.

« Au début, on menait des opés sans danger. Surveiller la voie ferrée. Escorter des convois de marchandises. On était une seule compagnie. Deux cents hommes à tout casser. Ensuite, on est descendus le long du lac de Baleng, jusqu’à plonger dans le triangle infernal dessiné par trois villes : Bafoussam, Dschang et Bafang. On a d’abord suivi les pistes en blindés. Puis il a fallu se cogner la vraie brousse, à pied, avec le matos sur le dos. C’était la saison des pluies. On se prenait des saucées dantesques. Le paysage croulait sous nos pas, fondait, ruisselait, et nous emportait avec lui.