« On crevait de peur et en même temps, avec nos armes, on se sentait forts. La forêt, c’était la même chose. D’un côté, il n’y avait pas plus flippant que ce milieu humide, obscur, fourmillant, rempli de rebelles qui se croyaient invincibles grâce à la sorcellerie. En même temps, la forêt était merveilleuse. Quand on installait le campement, à la tombée de la nuit, il y avait quelque chose de féerique dans ces trouées de feuilles, ces lucioles qui apparaissaient, ces parfums qui jaillissaient de la terre…
« Très vite, on a compris à qui on avait affaire. Je veux dire : nos chefs. Les rebelles, on les voyait jamais. En revanche, Lefèvre, notre capitaine, et Forgeras, son lieutenant, on commençait à bien les cadrer. Deux salopards, tout frais sortis d’Algérie, obsédés par la « campagne de sensibilisation » qu’on devait mener dans les villages. Un euphémisme pour dire qu’il fallait terroriser la population et lui faire passer le goût de coopérer avec l’UPC. La méthode était simple. A chaque village, on frappait, on détruisait, on brûlait. On ne croisait que des civils désarmés. Des femmes, des gosses, des vieux. C’était dégueulasse.
« Nos deux officiers étaient des fêlés de la torture. Dans un bled, je me souviens plus du nom, ils ont installé un DOP. Dispositif Opérationnel de Protection. En fait, un centre d’interrogatoire. Ils utilisaient un engin électrique, la génératrice de notre poste radio, un genre de gégène, mais qui marchait au diesel. Jamais j’oublierai l’odeur de l’essence. Et les cris qui allaient avec…
« Mais il y avait pire. Les appelés prenaient goût à ces saloperies. L’homme est une ordure. Et quand il n’est pas une ordure, c’est un lâche. Ceux qui ne voulaient pas jouer le jeu y allaient tout de même, par peur des représailles. On est devenus des bêtes. Une sorte d’ivresse nous montait à la tête. Et aussi une espèce de lucidité sourde qui nous rendait malades. Et plus méchants encore. D’une certaine façon, on en voulait à nos victimes. A tous ces cons de villageois qui pactisaient avec l’ennemi. On en voulait à l’Afrique. On en voulait à la pluie, qui n’arrêtait pas…
« J’ai tout de suite pensé à déserter. C’était pas si compliqué. Trouver un guide. Voler des vêtements civils. Fuir dans la forêt. En quelques jours, je pouvais rejoindre le Nigeria. Mais c’était une fuite. Impossible. Je devais stopper la machine. Libérer les autres des deux givrés. Je devais sauver les Noirs. Il n’y avait qu’une seule solution : buter les salauds qui nous servaient de chefs. Pendant des jours, j’ai échafaudé des plans. Je ne voyais même plus ce qui se passait autour de moi. J’ai frappé, pillé, détruit… Mais je gardais la tête haute. Grâce à mon projet. J’allais arrêter tout ça. J’allais sauver l’Afrique !
« À ce moment-là, il y a eu l’embuscade. On devait être à dix kilomètres de Bafang. En pleine jungle. Les premiers coups de feu ont retenti. On n’a rien entendu, à cause de la pluie. Des feuilles se sont déchirées. Des éclats d’écorce sont partis dans le rideau de flotte — et un homme est tombé, devant moi. Lionel Kasdan, un petit Arménien très croyant qui ne parlait plus depuis des semaines. Un môme de mon âge, aux yeux globuleux, qui semblait attendre une espèce de Jugement dernier. C’est ce que j’ai pensé alors. Sous le feu, je me suis dit : « Ça y est. Dieu s’est enfin décidé. On va tous y passer… »
« Dans les bruissements de l’averse, Lefèvre et Forgeras hurlaient des ordres. Les hommes tentaient de se mettre à couvert, alors qu’un treillis serré de gouttes et de balles, d’eau et de fer, nous tombait dessus. Moi, j’étais frappé de paralysie. Je bougeais pas. Un genou au sol, près de Kasdan, je regardais la mort dans ses yeux et j’attendais qu’elle me prenne aussi.
« Mais je ne mourais pas. Les balles sifflaient. La pluie crépitait. Et je demeurais là, invincible. Alors, j’ai compris la vérité. J’appartenais au plan de Dieu. Il nous punissait, oui, mais il me donnait aussi l’occasion de réaliser Sa vengeance. Le corps de Kasdan dans mes bras. Ses papiers dans son treillis. La possibilité d’une fuite et d’un autre salut, sous un autre nom. J’ai fouillé le cadavre. Trouvé son portefeuille. Y avait tout. Papiers d’identité. Documents militaires. Photos de famille. Tout. J’ai embarqué l’ensemble et traîné le corps à l’abri. Là, enfin, j’y suis allé de mes rafales. Mais j’étais plus le même. Je n’étais plus Etienne Juva, c’était mon nom, ni Lionel Kasdan. J’étais personne. Juste un bras armé. L’instrument de Dieu, qui allait frapper. Éliminer les deux cinglés qui nous avaient foutus dans cet enfer.
« Ce jour-là, l’embuscade n’a fait qu’un mort. Kasdan. De notre côté. De l’autre, impossible à savoir. Les rebelles avaient disparu dans l’averse. On les avait même pas vus. Tout le monde se demandait si ces histoires de sorcellerie n’étaient pas vraies. Des combattants possédés qui pouvaient devenir invisibles. On est rentrés au camp de base. On a inhumé le corps de Kasdan.
Impossible de le conserver avec la chaleur et l’humidité. Et on a fait le point.
« Lefèvre et Forgeras étaient comme des fous. Ils ne voulaient ni rentrer à Koutaba ni appeler des renforts. Ils voulaient foutre le feu à toute la brousse. Écraser les rebelles. Torturer leurs complices — les villageois. Faire payer au pays entier notre humiliation ! Les soldats étaient prêts à tout, eux aussi. Plus personne, à ce moment, n’était dans son état normal. On avait faim. On avait peur. On avait la fièvre. Et la mort de Kasdan nous enfonçait encore dans notre ressentiment…
« On est repartis. Le capitaine et le lieutenant avaient une cible. Une espèce de dispensaire. Un hôpital de brousse, soi-disant dévoué aux rebelles, à une demi-journée de marche. Quand on est arrivés, on n’a découvert qu’un bâtiment en torchis, abritant des gamins malades, des grabataires, des femmes enceintes. On a sorti tout le monde puis on a mis le feu au dispensaire. Alors, les deux fumiers ont « interrogé » les femmes et les enfants. Les prisonniers tenaient même pas debout. Leurs pansements se déroulaient. Leurs plaies attiraient les mouches. C’était atroce. Ils ne savaient rien. Ils hurlaient de panique. Alors Forgeras a commencé à pousser les mômes dans le feu. Les gosses criaient. Refusaient de se jeter dans les flammes. Forgeras leur tirait dans les jambes pour les décider. Le calvaire a duré toute la journée. Tous les malades ont fini brûlés vifs. Ceux qui ne pouvaient pas marcher ont été traînés, jetés dans le brasier comme des cadavres.
« Quand ça a été fini, le silence est retombé sur nous. Le goût de la cendre dans la gorge. Et la honte. Lefèvre et Forgeras sentaient qu’ils nous perdaient. La mutinerie n’était pas loin. Il fallait nous maintenir dans cette espèce de délire. Ils nous ont dirigés jusqu’à un autre village. Y avait plus là-bas que des femmes et des mômes. Les hommes avaient pris la fuite, ayant autant la trouille, la nuit, des rebelles, que de l’armée française, le jour. Alors, les officiers nous ont ordonné de nous détendre un peu avec les femmes et les gamines… Les troufions y sont allés. Comme pour s’enfoncer davantage. Se venger de ces Noirs qui nous avaient transformés en monstres.
« Toute la nuit, les femmes ont hurlé dans les cases. Il y avait aussi des petites filles. Certaines d’entre elles n’avaient pas 10 ans.
Avec quelques autres gars, on est restés là, pétrifiés, au coin du feu. Je voyais, à quelques mètres de là, Lefèvre et Forgeras, indifférents aux cris, à la panique, qui préparaient la campagne du lendemain. Leur folie était là. Dans l’éclat de leurs yeux. Dans leurs lèvres qui s’agitaient, posément, alors qu’on violait des mères sous les yeux de leurs gosses.