« Ils se sont éclipsés dans une case, à l’écart, accompagnés de deux Tchadiens qui nous servaient d’éclaireurs. Il était temps d’agir. Je suis parti m’équiper puis, caché dans les taillis, j’ai attendu. Un des deux, au moins, allait sortir pisser. C’est Lefèvre qui est apparu aux premières lueurs du jour. Il était vêtu d’une djellaba, comme s’il portait une robe de chambre. Quand il s’est arrêté pour soulager sa vessie, j’ai écrasé le canon de mon .45 sur sa nuque. Je pouvais pas parler. Sans m’en rendre compte, j’avais hurlé toute la nuit en silence, en mordant mon poing. Du canon, je l’ai poussé dans la forêt. On a marché. Longtemps. Lui et moi on le savait, on marchait vers les rebelles. Chaque pas nous rapprochait d’eux et pouvait nous être fatal. Mais c’était pas grave. Je pouvais mourir avec lui. Ce qui comptait, c’était de faire disparaître la maladie de notre section. Et Etienne Juva était déjà mort.
« On est tombés sur une clairière. Un cercle de terre rouge, cerné d’arbres et de plantes. Lefèvre, c’était un grand gaillard de 40 ans, sec comme une trique, à demi chauve. Quand il a voulu se retourner, je l’ai frappé au visage avec ma crosse. Il est tombé. J’ai frappé à nouveau. Il encaissait sans crier. Il craignait peut-être d’attirer les rebelles. Ou c’était sa dignité de soldat, je sais pas.
« J’ai frappé si fort que ma crosse s’est ouverte en deux. J’ai balancé mon arme et j’ai continué à coups de pied. Lefèvre tentait de se relever. À chaque fois, je le cueillais d’un coup de botte. Son visage était labouré, retourné. Une bouillie de chair et de terre.
« Il ne bougeait plus mais il vivait toujours. J’ai frappé encore. Dans le dos. Dans le ventre. Dans la face. Puis, à coups de talon, j’ai cherché à briser tout ce qui pouvait l’être. Le crâne. Les pommettes. Les côtes. Les vertèbres. Je pensais aux enfants dans les flammes. Aux femmes et aux gamines dans les cases. Je cognais, encore et encore, jusqu’à sentir les os craquer sous ma pointe ferrée. Enfin, je me suis arrêté. Je sais pas s’il était mort, mais il n’était plus un homme. Un simple amas de viande sanglante.
« En maîtrisant mes tremblements, j’ai ouvert le jerrican de gasoil que j’avais apporté et j’ai répandu l’essence. J’avais un briquet Zippo — un cadeau de mon père avant mon départ. Je savais que je ne reverrais plus jamais ma famille. J’ai allumé le briquet et je l’ai balancé sur le corps.
« C’est la pluie qui m’a rappelé à moi-même. J’étais toujours vivant. Les rebelles n’étaient pas apparus. Le campement était à des années-lumière. Et le capitaine Lefèvre n’était qu’un débris noirci, mi-cendre, mi-carcasse, déjà emporté par la boue. Je n’avais plus qu’à fuir en m’orientant vers l’ouest. En marchant deux à trois jours, je traverserais la frontière du Nigeria sans difficulté.
« C’est ce que j’ai fait. En buvant à la liane. En mangeant le manioc que j’avais emporté. J’ai suivi la piste. J’ai croisé des villages fantômes. J’ai tremblé dans la nuit fourmillante. J’ai sursauté mille fois en croyant tomber sur les gars de l’UPC ou sur une section des nôtres, mais j’ai marché. Au bout de trois jours, j’ai trouvé le fleuve Cross. J’ai payé un pêcheur qui m’a fait franchir la frontière, à travers un dédale de marigots. Ensuite, j’ai trotté à nouveau, plein sud, jusqu’à trouver la ville de Calabar, au Nigeria. De là, j’ai volé jusqu’à Lagos. Puis, de Lagos, j’ai pris un vol régulier pour Londres — le Nigeria est anglophone.
« La suite, tu la connais. L’homme qui est arrivé à Londres s’appelait Lionel Kasdan. J’avais un projet. Le vrai Kasdan, celui qui était tombé sous mes yeux, ne cessait de parler d’un monastère sur une île près de Venise, qui appartenait à des moines arméniens. Il s’était juré, s’il s’en sortait, de s’enfouir là-bas et d’approfondir la culture de son peuple. J’ai tenu sa promesse. De Londres, je suis parti en Italie et j’ai rejoint San Lazzaro dei Armeni. Les prêtres, les livres, les pierres de l’abbaye ont été les seuls témoins de ma métamorphose. Quand je suis sorti de là, en 1966, j’étais devenu, au plus profond de ma chair, arménien. J’ai passé le concours de flics et voilà.
Après un long silence, Volokine murmura :
— Je me souviens. Dans un de vos canards à deux balles, vous avez raconté vos souvenirs de cette époque. Une phrase m’a frappé. Une phrase de poète : « A l’ombre du campanile, dans la paix des rosiers, j’ai suivi les contours et les ciselures de l’alphabet arménien, y retrouvant les lignes des pétales, des pierres et des nuages du dehors… »
— Je ne mentais pas. Depuis cette époque, je n’ai plus jamais menti. Lionel Kasdan était revenu à la vie. Il n’a plus jamais dérogé à sa ligne, fondée sur la traque du mal, quel que soit son visage.
Volokine murmura sur un ton étrange, entre dégoût et tendresse :
— Vous êtes un vrai fêlé.
— C’est la guerre qui est fêlée. Je peux te jurer qu’avant mes 17 ans et l’Afrique, j’étais un gamin équilibré. Cette guerre a été mon électrochoc. Elle a bouleversé la chimie de mon cerveau. Depuis ces jours maudits, je poursuis un chemin de crises, de cauchemars, de hantises. Que tu le croies ou non, je suis avant tout une victime. La victime ordinaire de faits extraordinaires. A moins que cela ne soit l’inverse. La victime extraordinaire de faits qui, dans toute leur laideur, n’ont fait que révéler la violence ordinaire de l’homme.
Le jeune Russe tourna la clé de contact :
— Je vous ramène à la maison.
67
La nuit. Sa première pensée. La seconde : il revenait de loin. De très loin. Un sommeil de fonte. Sans rêve. Sans durée. Il n’avait aucune idée de l’heure ni du lieu exacts. 1962, sur les pistes de Bafoussam ? 2006, dans son appartement ?
Il leva la tête puis retomba, la nuque raide. D’autres sensations se précisaient. Bouche pleine de cendres. Soif terrible. Il était dans son lit. Hier soir, il s’était concocté un cocktail particulier. Un assommoir. Xanax. Stilnox. Loxapac. Un comprimé de chaque, appuyé d’une rasade d’eau gazeuse.
Effet instantané. Les molécules s’étaient fondues dans son corps, s’amplifiant telles des ondes magnétiques, enveloppant chacune de ses ramifications nerveuses d’un gel anesthésiant, ralentissant ses circuits mentaux, mettant toute la machine en hibernation. Jusqu’à l’endormissement.
Maintenant, au fond de lui, il surprenait autre chose. Un sentiment de pureté, qui l’emplissait de la tête aux pieds. Une neige brillante, sans l’ombre d’une trace, tapissait son âme. Un silence translucide l’enveloppait. D’où venait ce sentiment de virginité ? L’image de Forgeras s’écroulant dans la boue le fit tressaillir. Était-ce son crime qui l’apaisait maintenant ? Non. Cet acte absurde n’était que l’obscure résolution d’une colère jamais refroidie. Une pulsion de vengeance persévérant sous les années.
Il n’en avait tiré ni soulagement, ni satisfaction. Il fallait qu’il le fasse, c’était tout. Au nom du passé. Au nom des gamins qui avaient brûlé dans le dispensaire. Des femmes violées dans les cases. Il fallait terminer le boulot commencé 40 ans plus tôt, dans la jungle.
Le sentiment de pureté venait d’ailleurs.
Il avait parlé. Il avait avoué son crime. Cet acte innommable qu’il n’avait jamais réussi à confesser. Ni à Dieu. Ni à son psy. Ni à Nariné. Ce caillot empoisonné, il l’avait craché aux pieds de Volokine. Les mots avaient franchi ses lèvres, cristallisant sa douleur et l’évacuant dans le même mouvement. Maintenant, oui, il se sentait intensément propre, intensément lumineux. Tout pouvait recommencer.