La question-piège. Volokine se tenait debout, dans le vent, face à la cahute de surveillance de la deuxième enceinte du domaine, son sac de marin aux pieds. Il avait franchi le premier poste-frontière sans difficulté, montrant sa fausse carte d’identité, éditée par la Préfecture de Police elle-même, pour ses infiltrations dans les milieux pédocriminels.
Tout de suite, le ton avait été donné. Clôtures d’acier. Fouille au corps. Interrogatoire. Photos anthropométriques, prises à l’aide d’un appareil numérique, pendant que son sac était retourné. Volokine se demandait quels étaient les moyens de vérification d’identité de la secte. On l’avait escorté jusqu’au second portail, à bord d’un 4 x 4 noir, à travers les champs de culture.
Maintenant, les choses sérieuses commençaient. L’entretien d’embauché. Le maître d’œuvre avait été appelé par les premiers sbires. Quand Volokine était parvenu devant la seconde enceinte, il avait vu arriver en même temps un autre 4 x 4, par un sentier oblique, rugissant dans la poussière.
— Alors, qu’est-ce que tu sais ?
— Pas grand-chose, m’sieur, répondit Volo sur un ton penaud. A Millau, on m’a dit qu’vous étiez les seuls à embaucher dans la région. J’veux dire : en ce moment. Les seuls qu’avaient encore du boulot…
Un sourire passa sur les lèvres de son interlocuteur. Il était fier de sa Colonie. De cette fertilité dans un monde aride. C’était un homme d’une trentaine d’années au visage large, musclé, percé de deux yeux noirs soucieux. Il ressemblait à un agriculteur moderne, avec cette régularité de traits que semble donner parfois la proximité de la terre. Le seul élément troublant était la voix. Une voix qui n’aurait pas mué. Ou mué de travers, hésitant indéfiniment entre deux âges. Entre deux sexes.
— C’est vrai, fit-il. Ici, nous avons aboli les saisons. Ou plutôt, nous avons créé nos propres saisons, sans hiver, sans temps mort. Un cycle continu. Tu veux travailler pour nous ?
— Bah oui, m’sieur.
— Tu connais nos conditions ?
— On m’a dit que c’était bien payé.
— Je parle de nos règles. Tu rentres dans une communauté, tu comprends ? Un territoire qui a ses propres lois. Tu saisis ?
Le maître d’œuvre lui parlait comme à un débile mental. Le Russe secouait sa tête rasée à chaque affirmation.
— Qu’est-ce que tu as fait ces derniers temps ? Volo fouilla dans sa gibecière :
— J’ai un CV, m’sieur. Cet automne, j’ai fait les vendanges et… L’homme lui arracha des mains. Il trouva le CV, ses papiers d’identité, puis donna la sacoche à ses acolytes qui la fouillèrent une nouvelle fois. Le maître d’œuvre parcourait la « bio » que Volokine avait rédigée avant de partir. Une vie inventée d’ouvrier agricole, ponctuée de fautes d’orthographe.
L’homme partit dans la cahute. Encore une fois, Volokine se demanda quels étaient leurs moyens de vérification. Les minutes passèrent. Il s’était attendu à flipper à l’approche du site. A voir surgir les souvenirs. Fragments atroces qu’il tenait encore à distance, au fond de sa tête. Les chocs électriques. L’eau glacée. La privation de sommeil. Les flagellations. Mais non. Pour l’instant, seules les sensations du présent le tenaient. Le vent qui enserrait sa boule à zéro. Son rôle à jouer. Cette citadelle dans laquelle il fallait pénétrer, coûte que coûte.
Le maître d’œuvre revint. Il tenait à la main une nouvelle feuille qui claquait dans le vent.
— Très bien, dit-il. On va te prendre à l’essai quelques jours. Il déplia le document sur le capot du 4 x 4. C’était un plan.
Au premier coup d’œil, on distinguait une sorte de corolle, quatre arcs de cercle qui cernaient, à bonne distance, un bloc de bâtiments eux-mêmes disposés en cercle. Volokine devinait que ce plan était faux. Pour ce qui concernait le cœur du domaine en tout cas, le dessin n’avait aucune valeur. Jamais on n’aurait montré la topographie exacte de la cité à un étranger.
Le maître d’œuvre posa son doigt sur un bâtiment isolé, situé au sud.
— Actuellement, nous sommes ici. Au portail d’entrée de la Colonie. Les bâtiments que tu vois là… (Il désignait les arcs de cercle inférieurs) sont les sites qui te concernent. Les parties communes qui accueillent les ouvriers et celles qui sont consacrées aux activités agricoles. Les bâtiments ne portent pas de noms mais des numéros.
Volokine se pencha pour mieux voir. Chaque contour portait un numéro en effet. A la manière de ces jeux d’enfant où il faut colorier les zones chiffrées. Les parties de 1 à 11, au centre du plan, étaient cernées d’un liséré rouge.
— La ligne rouge signifie qu’il est interdit d’approcher ces bâtiments. Compris ?
— Compris.
L’homme désigna les parties satellites et les zones cultivées :
— Peu à peu, tu découvriras chaque partie du domaine qui te concerne. Les zones où le matériel est entreposé. Les granges. Les silos. Les enclos pour le bétail. Et aussi le dortoir, le réfectoire. Par ailleurs, nous avons un centre scolaire et un hôpital, qui sont d’un accès libre. Mais a priori, tu n’as rien à y faire.
L’homme fourra le plan dans sa poche. Il s’appuya dos contre la voiture, les bras croisés, d’une manière désinvolte. Il la jouait « ami-ami », tout en restant autoritaire.
— Il y a d’autres règles. Par exemple, nous n’acceptons pas les noms venus de l’extérieur.
Il sortit de sa veste la fausse carte d’identité de Volokine.
— A partir de maintenant, tu ne t’appelles plus Nicolas Girard mais, disons, Jérémie.
— Jérémie, d’accord.
— Tant que tu travailleras parmi nous, nous t’appellerons ainsi. Nous gardons tes papiers. Tu n’en as plus besoin ici.
Comment s’était-il appelé la première fois ? Un prénom biblique, c’était certain, mais pas moyen de l’identifier. Ses souvenirs étaient encore confus. Sporadiques.
— Par ailleurs, continua l’homme, tu ne dois avoir aucun contact avec les membres de la Communauté.
— Je ne vais pas travailler avec eux ?
— Non. Ceux de la Colonie, en hiver, travaillent exclusivement dans les serres.
— Entendu.
— C’est très important. Parfois, tu verras passer des convois. Il est interdit de parler aux passagers. Interdit aussi de toucher les mêmes objets, les mêmes matériaux.
Volokine acquiesça d’un signe de tête. Il se tenait maintenant dans une posture militaire. Une espèce de garde-à-vous docile.
— Tu dois aussi te mettre dans la tête que nous sommes un groupe religieux. Nous suivons des règles strictes. Par exemple, nous portons des vêtements particuliers, et nous ne travaillons pas comme les autres. Ne cherche pas à saisir ces règles. Ignore-les.
Il jugea opportun de tendre une perche :
— Et si jamais ces règles… m’intéressent ? Je veux dire : pour moi-même ?
— C’est possible, sourit l’homme. Cela arrive souvent. Alors, nous en reparlerons. Mais ce n’est pas d’actualité. Assure d’abord ton travail agricole.
— Je ferai de mon mieux, m’sieur.
— Le dimanche est ton jour de repos mais il est obligatoire d’assister à la messe matinale. Et au concert qui suivra. C’est un cadeau que nous offrons à nos ouvriers.
— Un cadeau ?
— Écouter notre chorale est une forme de purification. Qui s’intègre à l’emploi du temps de la semaine. La terre se cultive ici en toute pureté. Pas besoin de te signaler que tout contact avec les femmes est prohibé.
Volokine garda le silence. Une pause qui était un assentiment. L’homme sourit. Il voulait avoir l’air jovial, mais sa voix d’hybride le coupait de toute joie. Et même de tout sentiment humain.