Les lignes se troublèrent de nouveau sous ses yeux. Kasdan vit défiler des souvenirs. Nariné. David. D’un coup, il ressentit une immense tristesse, celle qu’il essayait toujours d’enfouir au fond de lui mais qu’il savait jamais oubliée ni enterrée. Tel était le pouvoir du petit choriste, ce Régis Mazoyer. Par sa seule voix, il parvenait à exhumer la mélancolie la plus profonde, à ressusciter en vous les disparus. Ceux qui ne vous laissent jamais en paix.
Kasdan arrêta la musique. Il éteignit la chaîne et prit conscience du silence qui l’entourait, entre ces murs de disques et ce plafond en boîtes d’œufs. Alors, ce fut comme un signal subliminal. Un avertissement. Une des clés du meurtre se trouvait dans cette voix ensorcelante. Ou dans l’œuvre chantée : le Miserere. Il se leva, sortit le disque du tiroir, le remit dans sa boîte et empocha le tout. Cette œuvre avait encore des choses à lui dire. Il éteignit la lumière. Ouvrit le volet roulant. Sortit.
De retour dans le salon, il se livra à une fouille attentive des tiroirs. Il dénicha la comptabilité personnelle de Goetz. Feuilles de Sécurité sociale, relevés bancaires, contrats d’assurances, bulletins de paie, émanant d’associations et de paroisses régies par la loi 1901. L’Arménien parcourut rapidement ces documents — sans intérêt. Et il n’était pas d’humeur à étudier des chiffres.
Puis l’idée lui vint. Naseer avait dit : « Willy se sentait surveillé. » Pouvait-il être sur écoute ? Dans ce cas, ce serait une écoute à l’ancienne, avec mouchard intégré au combiné. L’Arménien dévissa l’appareil téléphonique. Il possédait une solide expérience en matière d’écoutes illégales. Sa période « cellule antiterroriste ». Rien, bien sûr. Pas l’ombre d’un micro.
Il s’assit dans un fauteuil. Réfléchit. Sur Goetz, son opinion était faite : pas seulement discret mais obsédé par le secret. S’il y avait quelque chose à trouver ici, il faudrait démonter l’appartement. Kasdan n’en avait ni le temps ni le pouvoir. Son regard se posa sur l’ordinateur posé sur un bureau, dans le coin du salon. Là non plus, rien à faire. La machine était sans doute scellée par un mot de passe et, si elle abritait des secrets, Goetz avait dû prendre soin de les cacher, aussi bien que le reste.
Kasdan laissa sa pensée divaguer. Il soupesait l’information essentielle de la soirée : Goetz homosexuel. Cela ouvrait une possibilité nouvelle : un crime passionnel. Pas Naseer mais un autre amant, parallèle au petit Mauricien. Un dingue qui en voulait au Chilien pour une raison ou une autre et avait voulu le tuer par la douleur. Autre possibilité : la mauvaise rencontre d’un soir. Kasdan avait beau lutter contre ses préjugés, pour lui, tous les homosexuels étaient des queutards, des baiseurs jamais apaisés. Goetz avait-il croisé un psychopathe sur sa route ?
Il laissa errer son regard à travers la pièce. Il détaillait chaque recoin, chaque plinthe, à la recherche d’il ne savait quoi. Soudain, son regard s’arrêta sur une anomalie, au-dessus de la tringle à voilages de la baie vitrée. Il attrapa une chaise et se hissa à hauteur du châssis. Il observa la zone qui présentait une différence de couleur, entre la porte-fenêtre et le plafond. A l’évidence, on avait repeint cette bande étroite. Kasdan la palpa, à la recherche d’un relief. Ses doigts captèrent une bosse. Il passa sa main plusieurs fois dessus. Une forme circulaire, de la taille d’une pièce d’un euro.
Il partit dans la cuisine chercher un couteau et remonta sur son perchoir. Avec précaution, il creusa autour de la forme puis glissa la lame dessous. D’un coup sec, il fit craquer la peinture et détacha l’objet.
Une onde de glace le traversa.
IL tenait dans sa paume un micro.
Et pas n’importe lequel : un des modèles de marque coréenne qu’utilisait l’atelier de la PJ ces dernières années. Lui-même l’avait souvent posé quand il sonorisait les appartements des suspects. Le mouchard contenait un capteur de sensibilité, qui l’actionnait selon un certain seuil de bruit — le claquement de la porte d’entrée par exemple.
Le froid se dilua dans ses veines à mesure que ses idées se précisaient. Wilhelm Goetz était bien sous surveillance mais pas d’une milice chilienne ou de barbouzes sud-américains. Il était écouté par les services de la PJ ! Ou encore les RG ou la DST. Dans tous les cas, du pur jus franchouillard.
Kasdan contempla sa pièce à conviction puis observa le téléphone fixe. Le fait qu’il n’ait pas trouvé de micro dans le combiné ne prouvait rien. Aujourd’hui, les lignes étaient surveillées par la police à la source, à travers France Télécom ou les opérateurs de téléphones portables. Cela, il pouvait le vérifier en passant quelques coups de fil.
Il empocha le zonzon et recommença sa fouille de l’appartement. Cette fois, il savait ce qu’il cherchait. En moins d’une demi-heure, il découvrit trois micros. Un dans la chambre. Un dans la cuisine. Un dans la salle de bains. Seul, le salon de musique avait été épargné. Kasdan fit jouer dans sa paume gantée ses quatre mouchards. Pourquoi les flics épiaient-ils le Chilien ? Etait-il vraiment sur le point de témoigner dans un procès de crime contre l’humanité ? En quoi cela pouvait-il intéresser la Boîte ?
Kasdan retourna vérifier si ses « prélèvements » ne laissaient pas de traces trop apparentes. Si Vernoux et ses acolytes ne fouillaient que superficiellement l’appartement, ils n’y verraient que du feu. L’Arménien remit les meubles en place, éteignit les lumières, releva les stores et partit à reculons, refermant la porte d’entrée en douceur.
Il en avait assez pour cette nuit.
9
Le cri le traversa de part en part. Ce n’était pas lui, Cédric Volokine, qui avait hurlé, mais son ventre. Une souffrance inouïe, jaillie du plus profond de ses tripes, se transformant en sillon de feu dans sa gorge. Il avait vomi. Et vomi encore. Maintenant, ce n’était plus qu’une poussée, une convulsion, déchirant tout sur son passage, résonnant contre ses cartilages, lacérant son cerveau, le propulsant aux limites de l’évanouissement.
A genoux au-dessus de la cuvette des gogues, Volokine sentait la brûlure palpiter dans sa trachée. Et la peur, déjà, de la prochaine décharge…
Loin, très loin, il perçut des pas.
Son voisin de piaule venait voir s’il n’était pas en train de crever.
— Ça va pas ?
Il lui fit signe de se casser. Il voulait souffrir jusqu’au bout. Seul. Toucher le fond, pour ne plus jamais remonter. L’autre recula alors que, déjà, un nouveau spasme le propulsait dans le trou.
Il tremblait au-dessus de la lunette. Un filet de bave coulait de ses lèvres, gouttant jusqu’à la bile qui reposait au creux des chiottes. Volokine ne bougeait plus. Le moindre geste, le moindre déglutissement pouvait réveiller la bête…
En même temps, il se voulait stoïque. Il ne prendrait aucun traitement. Ni méthadone ni Subutex. On l’avait transféré ici, dans ce foyer de l’Oise, le temple du « non-médoc ». Eh bien, il s’en tiendrait à ce « non » radical jusqu’au bout.