— En réalité, tu n’as qu’une liberté ici : celle de nous quitter. Tu peux partir quand tu veux.
Volokine raidit encore sa nuque. Façon de signifier qu’il avait intégré ces données. Non seulement avec sa tête, mais avec son corps.
— Ce soir, tu verras avec l’intendance pour ton salaire et les problèmes d’assurance, de couverture sociale. On va te conduire maintenant au dortoir pour que tu déposes tes affaires, puis au centre d’affectation, le bâtiment 18. On t’expliquera ton travail d’aujourd’hui.
Volokine attrapa son sac de marin.
— Dernier point, conclut le maître d’œuvre. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le Russe leva les yeux : l’homme tenait dans sa paume une boîte d’allumettes.
— On les a trouvées dans ton sac.
— Ce sont mes allumettes, m’sieur.
— Tu fumes ?
— Non, m’sieur. Une vieille habitude, quand j’étais berger. Quand ma torche marchait plus, j’allumais une bougie.
L’homme sourit et lui lança la boîte :
— Les gars vont t’emmener dans tes quartiers. Après ça, boulot. Volokine grimpa dans le 4 x 4 qui l’avait amené jusqu’ici. À cet instant, sans aucune raison claire, il songea à un flic de Calcutta qu’il avait connu en 2003, à Paris. Un type du bureau d’Interpol du Bengale qui traquait en France un pédocriminel diffusant ses propres images prises avec des enfants, en Asie du Sud-Est.
Un soir que Volokine avait invité l’Indien dans un restaurant français, espérant l’initier à des saveurs plus tempérées que le curry ou les épices, le Bengali lui avait parlé d’un symbole, courant dans son pays, qui résumait selon lui sa propre quête : celui de la « pluie parfaite ». The perfect rain. Celle qui vient avec la deuxième mousson, une fois les impuretés de la pollution atmosphérique évacuées par la première averse. L’Indien rêvait d’un réseau Internet — et d’un monde — parfaitement assaini du fléau de la pédophilie. Une pureté qui viendrait après le premier nettoyage…
Les battants du portail s’ouvrirent et la voiture pénétra à l’intérieur de la Colonie. Volo comprit pourquoi il songeait à ce symbole. Lui aussi rêvait à cette pureté. Un monde débarrassé de la Colonie. L’enquête avait été la première averse, balayant les impuretés, mettant en place les éléments de vérité. Maintenant, il était parvenu au stade de la « pluie parfaite ». Celui de la grande purification.
Mais, Volokine le savait, cette pluie était une pluie de sang. Il ne ferait pas de quartier.
71
— On reprend tout à zéro.
— Tu déconnes là ?
— J’en ai l’air ? Joue le jeu, Kasdan, et dans quelques heures, tu es chez toi.
— Putain…
— Comme tu dis. Alors, cette histoire ?
Kasdan recommença. Saint-Jean-Baptiste. Wilhelm Goetz. L’interrogatoire des gamins. Le témoignage de Naseer. La découverte des micros. Il n’avait plus aucune raison de cacher quoi que ce soit. Autant nourrir leur dossier ras la gueule. Et en finir au plus vite.
— Sur le meurtre de Wilhelm Goetz, qu’est-ce que tu sais ?
— Le mec est mort de douleur. On lui a perforé les deux tympans.
— Avec quelle arme ?
— L’arme pose un problème. On n’a retrouvé aucune particule d’aucune matière, après analyse au microscope des organes auriculaires. Mais tu sais tout ça. Pourquoi me faire répéter ces informations ?
En guise de réponse, Marchelier frappait sur le clavier de son ordinateur. Il y avait quelque chose de comique à être assis là, dans son ancien bureau, installé sur la chaise du témoin, ou de l’accusé. Il n’avait pas compris ce qu’il était au juste.
— Sur ce premier meurtre, reprit le flic de la Crim, tu as entendu parler d’indices ?
Kasdan parla des empreintes de chaussures. Des particules de bois. Puis, de lui-même, il passa au deuxième meurtre. Naseer et son sourire tunisien. L’arme utilisée pour les mutilations, différente de celle qui crevait les tympans. Une arme en fer, qui devait dater du XIXe siècle. Il évoqua aussi la citation du Miserere. Le sens profond de cette prière. Le péché et le pardon.
Ce commentaire renvoyait directement à Volokine mais il avait décidé de ne pas parler du gamin. Pour ne pas lui attirer d’emmerdes. Après tout, Volo avait encore sa carrière devant lui.
— Pourquoi a-t-on tué Goetz et Naseer, à ton avis ?
Kasdan se tassa au fond de son siège et répondit, d’un ton plus tassé encore :
— Pour les réduire au silence. Goetz s’apprêtait à témoigner contre la Colonie. Il avait sans doute parlé à Naseer. Vous êtes parfaitement au courant. Les deux hommes étaient sur écoute !
— Le meurtre du père Olivier. Qu’est-ce que tu sais là-dessus ? Kasdan évoqua la logique du ou des meurtriers. La prière. Les mutilations. Toujours la faute et l’absolution. Le soupçon de pédophilie qui pesait sur le prêtre. La piste des chorales et des enlèvements d’enfants, qui se profilaient derrière Goetz et Manoury…
— Pourquoi tu ne me parles pas de ton équipier, Cédric Volokine ?
Kasdan n’était pas étonné. Il avait présenté le Russe à Vernoux et à Puyferrat. En toute logique, sa présence était revenue aux oreilles de Marchelier.
— Un flic de la BPM, dit-il à reculons. Il s’intéressait aussi à l’enquête. A cause des mômes enlevés. On a fait équipe un moment mais il a quitté l’affaire en route. Le gars a des problèmes de drogue.
— Où est-il maintenant ?
— Retourné dans son foyer de désintox, dans l’Oise.
— On vérifiera. Revenons au père Olivier.
Kasdan déroula la suite. L’indice du bois sacré. Puis le virage de l’enquête, avec Goetz dans la peau d’un ancien tortionnaire. Il évoqua le témoignage de Peter Hansen et effectua un raccourci. C’était Hansen qui lui avait parlé de la colonie chilienne et l’avait rancardé sur la présence de la secte en France. Kasdan ne voulait pas évoquer les trois généraux. Parler de Condeau-Marie, de La Bruyère et de Py, c’était dresser un lien entre lui et le meurtre de Py, alias Forgeras.
Marchelier pianotait toujours, s’arrêtant brusquement, fixant son clavier comme s’il y cherchait une lettre qui n’existait pas. Kasdan voyait l’heure tourner. 15 h à la pendule murale.
Il acheva son histoire. Les dernières trouvailles. La secte. Ses règles. Son statut. Ses enfants. Le meurtre de Régis Mazoyer, un « ancien » d’Asunción. Il ne parla pas de l’affrontement avec les gamins masqués. Il ne voulait pas évoquer à nouveau le Russe.
Il conclut en résumant le contexte général des meurtres. Une secte religieuse qui travaillait à de mystérieuses recherches sur la voix humaine, consacrant une importance particulière aux chœurs d’enfants. Des enfants qui étaient élevés dans la souffrance et dans la foi, conditionnés jusqu’à devenir des enfants-tueurs. Une secte qui était brutalement sortie du bois pour réduire au silence des hommes susceptibles de révéler, justement, le sens de ces recherches.
Le flic de la Crim leva le nez de son clavier :
— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ?
— Non. Ces enfants sont commandés, guidés par les chefs de la secte. Et surtout par son gourou, Bruno Hartmann, le fils de Hans-Werner. Personne ne l’a jamais vu sur le sol français. Mais il est là, quelque part, et c’est lui qui tire les ficelles.