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Marchelier croisa les bras, arrêtant d’écrire :

— Selon toi, où va cette histoire ?

— Il y a peut-être d’autres témoins à éliminer. Une seule chose est sûre.

— Quoi ?

— Il s’est passé un événement au sein de la secte qui provoque ce vent de panique. Tout est parti de ce fait, j’en suis certain.

— A quoi penses-tu ?

— Je ne sais pas. La secte prépare peut-être un attentat contre les « impies ». Comme les Japonais de la secte Aun, en 1995. Ce qui aurait décidé Goetz à parler.

— Ton histoire, c’est du roman. Kasdan se pencha au-dessus du bureau :

— Tu n’as pas les mêmes infos ?

— Si, mais…

— Mais quoi ? Il faut les arrêter. Putain. D’une manière ou d’une autre, il faut stopper ces tarés !

Le flic leva les yeux. Pour la première fois, il avait lâché son expression narquoise et hostile :

— Tu te rends compte que ton enquête ne repose sur rien ? Que t’as pas l’ombre d’une preuve directe ?

— Il y a les empreintes de chaussures. Ces pompes qui datent de la dernière guerre mondiale. Et les particules de bois. Un acacia spécifique, qui porte des traces de pollens venus du Chili.

— Tout ça ne vaut rien si on ne peut pas dresser un lien direct entre la secte et les victimes. Je suis sûr que, de ce côté-là, tout le monde a pris ses précautions. Crois-moi, ni Goetz ni Manoury n’envoyait des e-mails à Hartmann.

Kasdan frappa le bureau :

— Ces mecs enlèvent et torturent des enfants ! Ils tuent en série. Il faut les arrêter. Pas de quartier !

— Calme-toi. On a beau avoir un dossier épais comme ça sur ces gars, on ne peut rien faire et tu le sais. En réalité, on ne peut même pas les approcher. Les gens d’Asunción sont surarmés. A la moindre attaque, ce qu’on obtiendrait, au mieux, c’est un suicide collectif, tendance Temple Solaire. Au pire, une bataille rangée à la Waco, avec des morts des deux côtés.

— Alors quoi ?

Marchelier frappa une touche de son clavier. La commande d’impression.

— Tu signes ton PV et tu retournes à ta tranquillité. Nous, on continue l’enquête. On a peut-être une autre piste.

— Quelle piste ?

— La thune. Ces mecs manipulent trop de fric. Soit ils blanchissent de l’argent sale, venu du Chili, soit ils se livrent à des trafics cachés. La brigade financière est sur la trace de leurs comptes en Suisse. On attend des autorisations côté banques. On étudie aussi leurs sociétés anonymes, qui sont encastrées comme autant d’écrans.

— Tout ça prendra des mois.

— Des années peut-être. Mais c’est tout ce qu’on a. Marchelier attrapa les feuilles imprimées et les tendit à Kasdan :

— Signe ta déposition. On la mettra dans la catégorie : « heroic fantasy ».

Kasdan s’exécuta, soulagé de pouvoir partir, irrité de voir la machine policière au point mort. Il tentait de déglutir, sans y parvenir. Cela lui rappelait les années 80, le temps des crises, quand les neuroleptiques lui asséchaient la gorge.

Kasdan se leva et salua le flic d’un signe de tête.

Il attrapait la poignée de porte quand l’autre l’interpella :

— Il y a une autre solution.

— Laquelle ?

— Infiltrer la Colonie. Trouver Hartmann. On a la certitude que l’Allemand vit dans le Causse. Il faudrait l’enlever et le ramener en France, pour le juger en toute discrétion. Comme les Israéliens l’ont fait avec les nazis.

— Qui pourrait faire ça ?

— Pas nous en tout cas. Ni les forces de police officielles. Ni l’armée. Seuls des francs-tireurs pourraient agir. Des gars qui n’ont rien à perdre.

Kasdan comprit que le flic pensait à lui-même dans le rôle de l’infiltré. Un bonhomme de 63 ans, repérable à cent kilomètres…

— C’est une bénédiction ?

— Il faut faire le ménage. Peu importe qui se charge du boulot.

— Tu ferais confiance à un vieil Arménien ?

— Non. Mais je ne peux pas t’empêcher de partir en classe de neige.

— Il ne neige pas cette année dans le Causse Méjean.

— Cherche bien. Au sommet, il doit y avoir de quoi faire du sport.

72

L’asperge est une plante de saison froide. En tout cas, cette variété spécifique en était une. Volokine n’avait pas saisi : « turions blancs », « étoiles » ou « verts ».

A cela s’ajoutait la douceur de l’hiver 2006, qui permettait de la planter plus sûrement encore en décembre. A certaines conditions.

La veille, ses collègues ouvriers avaient placé du fumier au fond des tranchées et désinfecté les racines avec de l’eau de javel. Maintenant, on pouvait planter les « griffes » selon un schéma particulier. Les sillons devaient être espacés de 100 centimètres, creusés à une profondeur de 25–30 centimètres. Quant à la distance des plants eux-mêmes, elle devait respecter 45 à 50 centimètres. Il fallait d’abord répartir à nouveau du fumier puis placer le plant à plat, les racines orientées dans la longueur du rang. Ensuite, on recouvrait le tout de cinq centimètres de terre, à l’aide de la binette.

Cela faisait deux heures que Volokine répétait ces gestes, courbé au-dessus d’une terre puante, les gants pleins de merde. Son dos était endolori. Ses mains rougissaient. Et sa patte folle brûlait comme une bûche ardente dans le froid polaire.

— On s’fait une pause ?

Volokine se redressa. Il bossait en équipe avec un jeune Tunisien à l’allure vigoureuse. Le gars — il s’appelait Abdel — tendit une cigarette à Volokine.

— On a le droit de fumer ?

— On les emmerde.

Ils étaient tous deux vêtus d’une veste et d’un pantalon de toile noire, croquenots et casquettes de baseball de même ton, fournis par la Colonie. Allumant sa clope, une Marlboro pleine d’une chaleur et d’une rancœur délicieuses, le Russe songea au célèbre tableau l’Angélus. C’était bien la même scène. Deux gus debout parmi des sillons, dans une lumière mordorée. Sauf que leur costume les apparentait plutôt à des taulards d’Angola, la plus grande prison de Louisiane.

Abdel expira une bouffée, puis souffla dans ses mains en disant :

— Oublie jamais le proverbe : « S’il neige en décembre, la récolte elle protège. »

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Le Maghrébin éclata de rire :

— Aucune idée. De toute façon, cette année, y a pas de neige.

— Tu viens d’où ?

— Le Vigan. J’viens chaque année ici, en octobre. Et toi ?

— Millau. L’été, je bosse par-ci par-là, aux récoltes. Après ça, je fais les vendanges. Normalement, l’hiver, je me casse dans les Alpes. Moniteur de ski. C’est la première fois que je reste à la ferme. Je trouve ça plutôt dur-dur.

— Tu m’étonnes.

Ils fumèrent en silence. Volokine lança son regard aux alentours. Au-delà des cultures, le paysage était d’une aridité lunaire. Les arbres étaient rares et des rocs vert-de-gris jaillissaient au bord des plantations. Planait ici une espèce d’éternité desséchée, qui serrait la gorge. Ici, on était seul avec Dieu. Et encore, les jours de chance.

Volokine se dit que son compagnon était mûr pour un interrogatoire indirect :

— Comment c’est ici ? Je veux dire : l’ambiance ?

— Mortel. Les gars de la Colonie sont archi-religieux. D’ailleurs, on les voit pas. On est tenus à l’écart. On est impurs, tu comprends ?