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— Pas trop, non.

— Moi non plus. Mais je peux te dire qu’il y a un gouffre entre les terres où on bosse et celles où les autres travaillent, là où il y a les serres.

— Tu n’y es jamais allé ?

— Non. C’est une zone protégée. Barbelés. Gardiens. Serrures électroniques qui s’ouvrent avec ton empreinte digitale.

— Qui travaille là-bas ?

— Les enfants. Du boulot raffiné. (Il agita les doigts dans l’obscurité.) Spécialement conçu pour leurs petites mains…

— Les gamins, tu les vois parfois ?

— De loin. Ils vivent de l’autre côté.

— Tu penses qu’on peut rejoindre l’autre zone par l’hosto ?

— Qu’est-ce que tu cherches ? Volokine ignora la question :

— Sur les enfants, qu’est-ce que tu sais ?

— Pas grand-chose. Y a des rumeurs. Quand ils bossent pas aux cultures, ils chantent. Et quand ils chantent pas, ils se prennent des trempes.

— Tu as des détails ?

— Non. Toute cette communauté est barrée. Mais bon, y payent bien et tant que tu suis les règles, t’es peinard. Tu…

Abdel balança sa cigarette et racla la terre par-dessus :

— Merde.

Volokine perçut à son tour le bruit de moteur. Il imita son équipier, enterrant sa clope. Un camion arrivait à faible allure, cahotant sur le sentier. Un modèle à plate-forme ouverte. Des ouvriers se tenaient debout dans la benne. A la lumière du soleil, la poussière pigmentait l’air, donnant corps à l’atmosphère et offrant à la scène, malgré le froid, une allure de convoi saharien.

Le Russe distingua les silhouettes à bord du pick-up. Des enfants. Droits et immobiles. Leur visage se détachait à contre-jour comme des bougies blanches. Ils n’étaient pas vêtus de vêtements bavarois mais de costumes de toile noire. Leur chemise blanche à col mao dépassait de leur veste. Ce détail renforçait encore leur aspect monastique. Des petits pasteurs luthériens.

Le camion passa devant eux, à une centaine de mètres. Volokine remarqua un détail. La plate-forme était tapissée de bois. Sans doute pour que les passagers n’aient pas à toucher le moindre matériau moderne. Les enfants portaient tous une casquette de baseball noire. A cette distance, ces casquettes rappelaient les chapeaux que portent les Amish. Des Amish du Mal.

Le Russe frissonna alors que le véhicule disparaissait dans la poussière.

Il était là pour eux. Il allait les sauver.

73

Il avait déjà vécu cet instant. L’imminence de la résolution finale. Le fond de la bonde à portée de main.

Toujours ce même moment paranormal. La vérité si proche qu’elle éclabousse le temps à rebours, offrant de brèves prémonitions. On sent alors dans ses veines les vibrations de l’impact à venir. Comme les ondes infraterrestres d’un orage que seuls les animaux peuvent percevoir.

A plus de 200 kilomètres-heure sur l’autoroute, Lionel Kasdan en était là de sa vie.

1 h du matin. Il venait de dépasser Clermont-Ferrand et descendait droit vers Millau. Dans deux cents bornes, il prendrait, comme la première fois, la N88 pour rejoindre Florac. Il n’avait pas de plan établi. Aucune idée pour pénétrer la Colonie ou entrer en contact avec Volokine. Il comptait sur l’inspiration du moment. Et aussi sur les paysans armés. Rochas et sa clique.

II avait fait le plein à hauteur du Puy et s’était soulagé la vessie. Maintenant, il avait encore envie de pisser. Signe de vieillesse. Ou de frousse. Ou des deux. Il repéra une aire de parking. Quitta les lumières de l’autoroute pour plonger dans les ténèbres. Des toilettes publiques lui tendaient les bras. Kasdan préféra s’enfouir parmi les buissons. Quand il eut fini son affaire, un cri s’éleva, au-dessus de la rumeur lointaine des voitures.

Le cri d’un oiseau.

Une plainte déchirante, à la fois rauque et brisée.

Debout dans les taillis, Kasdan tendit l’oreille. Le râle retentit à nouveau, traversant la nuit d’une manière oblique, décisive.

Il demeura immobile encore quelques secondes, sentant les rouages de son cerveau se débloquer. Mystérieusement, quelque chose prenait forme. Quelque chose qui avait toujours été là, à portée d’esprit, mais qu’il n’était jamais parvenu à définir.

Le cri.

Telle était la clé.

Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Les chercheurs de la secte travaillaient sur la voix humaine. Or, il le sentait maintenant, ces travaux visaient à découvrir une arme. Une puissance destructrice, liée à la capacité vocale.

Voilà le projet.

Contrôler l’organe phonatoire afin d’en faire un instrument mortel.

D’autres éléments se mirent en place.

Hartmann père avait été fasciné par l’influence des chants tibétains sur les objets. Il avait perçu les vibrations sur les cuivres des trompes et des gongs. Puis il avait étudié, à Auschwitz, les cris de terreur des prisonniers. Il avait constaté des phénomènes inédits. Sans doute les effets indirects des voix décuplées par la peur sur la matière. Des ampoules qui explosaient. Des chambranles qui vibraient. Comme lorsqu’une cantatrice parvient à briser, par sa voix, un verre de cristal…

Il avait enregistré ces hurlements et mesuré leur intensité.

Il avait travaillé sur les ondes sonores et pénétré le monde de leur influence.

Telle était la quête de l’Ogre.

La recherche d’un cri qui deviendrait une arme de guerre. Le cri qui tue.

Un mythe présent dans toutes les civilisations. Hans-Werner Hartmann en avait fait l’objet de son programme scientifique. Voilà pourquoi il recherchait des enfants à la voix pure. Voilà pourquoi il les torturait. Pour obtenir des ondes sonores exacerbées. Des décharges qui pouvaient atteindre en retour l’organe auriculaire de l’homme et le détruire. Par un phénomène inconnu, la gorge des gamins, portée à leur paroxysme, produisait une onde meurtrière.

Comme s’il tirait un fil, Kasdan se rappela d’autres détails.

Qui confirmaient cette piste.

La phrase de France Audusson, l’experte ORL de l’hôpital Trousseau, quand elle parlait de l’aiguille qui avait percé la cochlée de Goetz : « Elle s’est déplacée dans l’appareil auriculaire comme une onde sonore, mais à une très grande puissance. »

Kasdan n’avait pas envisagé la solution la plus simple.

L’arme du crime était une onde sonore.

Voilà pourquoi on n’avait pas trouvé de traces matérielles au sein des organes auditifs des victimes. L’instrument était immatériel.

Autre détail, autre évidence. Quand il était monté sur le balcon de la cathédrale, il avait perçu un sifflement dans les tuyaux de l’orgue. Il en avait déduit qu’il s’agissait du sillage du hurlement de Goetz, mort de souffrance.

Mais c’était l’inverse.

C’était le vestige du cri qui l’avait tué.

Le cri qu’avait poussé un des enfants.

Un enfant-hurleur qui maîtrisait l’arme létale.

Un son si dense, si fort, qu’il s’insinuait dans le tympan jusqu’à en violer les mécanismes et briser par la douleur l’équilibre interne des deux systèmes nerveux, sympathique et parasympathique. Le cœur s’arrêtait. La circulation sanguine s’arrêtait. Le cerveau s’arrêtait.

Kasdan courut à sa voiture. S’installa derrière son volant. Attrapa son portable.

Il avait mémorisé le numéro de France Audusson.