A 3 h du matin, la femme répondit au bout de six sonneries.
— Allô ?
— Bonsoir. Je suis le commandant Lionel Kasdan. Je suis désolé de vous déranger à cette heure mais…
— Qui ?
— Kasdan. Je suis en charge de l’enquête sur le meurtre de Wilhelm Goetz. Je suis venu vous voir le…
— Je me souviens. Vous m’avez menti. D’autres policiers m’ont interrogée ensuite et…
— C’est vrai, coupa-t-il, étonné par la présence d’esprit de la femme ensommeillée. Je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire mais la victime était un de mes amis, vous comprenez ?
Le silence en guise de réponse. Kasdan en profita pour reprendre :
— Je n’ai pas d’arguments pour vous convaincre mais je vous demande de me faire confiance.
— Pourquoi m’appelez-vous ? En pleine nuit ?
La voix était chargée d’exaspération. Il décida de resserrer d’un cran l’échange :
— Parce que je pense que vous tenez, vous et vous seule, la clé de l’homicide.
— Quoi ?
— La première fois que vous m’avez parlé des dégâts causés par l’arme du crime, vous avez évoqué l’effet d’une onde sonore. A titre de comparaison.
— Je m’en souviens.
— Je pense aujourd’hui qu’il s’agissait vraiment d’une onde sonore.
— Comment ça ?
— Un son peut endommager les tympans, non ?
— Oui. Le traumatisme commence à 120 décibels. Une intensité assez fréquente. Un marteau-piqueur émet un volume de 100 décibels.
France Audusson avait vraiment les idées claires. Elle s’exprimait maintenant comme en plein jour.
— Une voix peut-elle atteindre cette intensité ?
— L’organe d’une cantatrice franchit facilement le cap des 120 décibels.
— C’est ce qui se passe quand elle casse un verre par l’effet de sa voix ?
— Absolument. L’intensité de l’onde brise les molécules du cristal.
— La hauteur du son est importante ?
— Non. Ce qui compte c’est le volume. Le « blast », comme on dit en anglais.
Kasdan devait réviser sa théorie. L’appareil phonatoire de l’enfant ne portait pas à cause de sa tessiture, mais grâce à sa seule puissance.
— Je ne comprends pas vos questions. Vous me réveillez en pleine nuit et…
— Je pense que Wilhelm Goetz a été tué par un cri.
— C’est absurde. Ces histoires de cri qui tue sont des légendes qui…
— A force d’entraînement, des hommes ont réussi à obtenir chez l’enfant un son de cette intensité. Un hurlement qui crève les tympans et bouleverse l’équilibre des systèmes nerveux. C’est vous-même qui m’avez expliqué ces mécanismes…
France Audusson eut un souffle incrédule :
— Il faudrait que l’émission soit d’une force extraordinaire…
— Les hommes dont je vous parle obtiennent cette puissance par la douleur. Ils torturent des enfants afin de leur extirper un volume vocal hors norme. Une arme insensée, que les gamins contrôlent ensuite et qu’ils peuvent utiliser à volonté.
L’experte ne répondit pas. Le cauchemar prenait place dans son esprit.
Dans ce silence, Kasdan trouva l’assentiment qu’il cherchait. Il salua la femme et raccrocha.
Il tourna la clé de contact et fit jouer ses mains autour du volant.
Wilhelm Goetz. Naseerudin Sarakramahata. Alain Manoury. Régis Mazoyer.
Tous, ils avaient été tués par le cri. Kasdan embraya et prit la voie d’accès de l’autoroute. Dans quelques heures, il serait en vue de la Colonie. L’empire du Cri.
74
La brûlure de l’électrochoc le réveilla en sursaut.
Volokine se dressa sur sa couchette, haletant, couvert de sueur. Il avait rêvé. Non. Il s’était souvenu. Tout simplement. Mais surtout, putain, il s’était endormi. Ce n’était pas prévu au programme. Pas du tout. Il regarda sa montre. 4 h du matin. Encore le temps d’agir. Il tendit l’oreille. Le silence pesait sur l’obscurité du dortoir.
La grande pièce ressemblait à un refuge pour clochards, mais d’une extrême propreté. Des lits superposés s’alignaient de part et d’autre de la salle, avec une rangée supplémentaire au centre. Entre les lits, il ne devait pas y avoir plus d’un mètre d’espace. Volokine avait choisi une couchette inférieure afin de pouvoir se lever sans bruit ni fanfare.
Il sortit du lit, habillé sous sa couverture. Il était épuisé. A la fois par sa demi-journée de boulot et par ses efforts — vains — pour ne pas s’endormir. En même temps, il se sentait électrique, fiévreux. Tendu vers son objectif. Cet état le réconfortait. Il n’était plus question de manque, ni de malaise. Seuls des souvenirs effrayants ne cessaient de le court-circuiter, à la manière de décharges blanches. D’une certaine façon, ces flashes le stimulaient aussi.
Il fouilla dans sa gibecière. Trouva la boîte d’allumettes. Enfila son treillis, chaussa ses baskets au lieu des croquenots, puis, lentement, très lentement, se faufila parmi le dédale des lits. Enfin, il atteignit la porte. Risqua un regard. Personne dans le couloir.
Il se glissa dans la pénombre et s’achemina vers la sortie. Des veilleuses rouges éclairaient faiblement l’espace et révélaient la hauteur du lieu. Au moins dix mètres. Le dortoir était construit sur le même modèle que les granges et les entrepôts. Des bâtisses en bois, d’un seul tenant, ouvertes jusqu’à la charpente, elle-même soutenue par des croisées de métal.
Il franchit le seuil et demeura un moment dans l’ombre de la porte. Un projecteur braquait son rayon oblique sur le perron. Une caméra devait filmer en permanence cette flaque de lumière. Volokine opta pour la solution la plus simple. Courir et traverser le halo en toute rapidité. Une seconde plus tard, il était sur le sentier noyé de pénombre. Il plongea dans le fossé qui bordait la route et fit le point. Tout ce que la caméra avait imprimé, c’était une ombre furtive. Aucun moyen de l’identifier. Et une sérieuse chance pour que les vigiles — si vigiles il y avait — n’aient même pas remarqué cette fulgurance.
Volokine se mit en marche, revenant sur le chemin. Le domaine devait grouiller de capteurs invisibles. Cellules photoélectriques. Rayons infrarouges. Caméras thermiques. Peut-être était-il déjà repéré. Peut-être au contraire les dirigeants de la Colonie ne se méfiaient-ils pas à ce point de leurs ouvriers et les mesures de sécurité n’étaient-elles pas si draconiennes. Il fallait avancer. Le meilleur moyen pour connaître le degré de surveillance des salopards et évaluer leur temps de réaction.
En suivant ce chemin, plein ouest, il s’orientait vers le cœur de la Colonie. A titre de confirmation, il apercevait parfois, lorsqu’il était au sommet d’une colline, les faibles lumières de l’hôpital qui brillaient à la manière d’un petit tas de braises.
Il marcha ainsi une heure — couvrant sans doute entre quatre et cinq kilomètres. Le terrain montait et descendait au fil des coteaux. Autour, on devinait d’autres collines qui semblaient faire le dos rond dans l’obscurité. Et aussi, parfois, des grandes bâtisses en bois ou les axes argentés des silos. L’herbe croustillait sous ses pas comme de la neige dure. À la lueur de la lune, tout le paysage miroitait comme un quartz aux longues lames brillantes.
Volokine se sentait bien. À l’abri des regards, dans le souffle revigorant de la nuit. Il éprouvait, sans doute comme tous les évadés du monde, une secrète complicité avec le vent, le froid, les ténèbres. Il pressentait les milliards d’étoiles, très haut dans le ciel, impassibles mais bienveillantes. Le cosmos était là, complice, ridiculisant, dans sa grandeur infinie, les dérisoires efforts des dirigeants d’Asunción pour créer un monde fermé, maîtrisé, surveillé.