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Il vit apparaître le premier obstacle. Le mur de bois qui protégeait les parties communes du domaine : hôpital, église, conservatoire… Volokine pria pour que son plan fonctionne.

A cet instant, un bruit de voiture perturba la nuit de verre. Volo plongea dans le fossé et attendit. Les phares. Le moteur. Une patrouille. Il attendit encore. Cinq minutes. Puis sortit de sa planque. Il était à deux cents mètres du portail qui se dessinait sous un faisceau croisé de projecteurs. Pas de gardien près des battants. Un système entièrement électronique. Volokine sentit sa température monter à l’idée que sa stratégie était la bonne.

Quand il fut à quelques dizaines de mètres des portes, il plongea de nouveau dans le fossé et sortit sa boîte d’allumettes. Il l’ouvrit puis vida toutes les allumettes qu’il fourra dans sa poche. Au fond, il décolla le premier support de carton et saisit la fine pellicule transparente qu’il avait cachée dessous.

Cette pellicule était sa clé pour pénétrer dans la Colonie.

Des années auparavant, les hackers allemands du Chaos Computer Club ne lui avaient pas seulement appris à violer les verrous de sécurité d’un ordinateur. Ils lui avaient aussi enseigné comment déjouer les systèmes biométriques qui se multipliaient dans le monde d’aujourd’hui.

Comment, notamment, fabriquer de fausses empreintes digitales.

Avant de partir pour la Colonie, Volokine avait effectué quelques courses dans une papeterie puis était retourné dans son appartement de la rue Amelot. Là, il avait versé de la superglue au creux d’un bouchon de bouteille puis l’avait fixé, avec du ruban adhésif, sur le verre qu’avait tenu le Dr Wahl-Duvshani.

En séchant, la colle avait dégagé des vapeurs qui avaient révélé les résidus gras des empreintes. Des sillons bien nets sous une couche blanche. Volo avait choisi la meilleure trace puis l’avait photographiée avec son appareil numérique. Il avait intégré l’image dans son ordinateur et l’avait contrastée au maximum, pour bien distinguer son dessin. Il l’avait inversée pour obtenir un négatif. Sillons blancs sur fond noir.

Il avait glissé dans son imprimante un rhodoïd transparent et avait édité le tirage.

Ensuite, il avait appliqué de la colle à bois sur la feuille translucide et avait attendu deux heures que la colle forme, en séchant, une couche transparente. Délicatement, il avait décollé la pellicule qui portait maintenant, en positif, les sillons de l’empreinte. Il n’y avait plus qu’à découper le contour de l’image, afin de pouvoir la fixer, le moment venu, à l’extrémité de son propre doigt.

C’était cette fausse empreinte que Volokine venait d’extirper de la boîte d’allumettes. Il la plaça sur son index, prenant soin de ne pas la froisser, puis sortit de son trou comme un renard. Il trottina jusqu’au portail. Franchit encore une fois le halo de lumière. Se pressa contre le pilier droit du portail. Sans surprise, il découvrit à l’intérieur du pylône une niche dans laquelle un orifice s’ouvrait, de la largeur d’un doigt. Une serrure digitale.

Volokine appuya son doigt muni de l’empreinte.

Les battants s’ouvrirent avec lenteur.

Devant lui, l’hôpital. Vaste édifice de trois cents mètres de long, dressant un immense auvent argenté. A droite, se découpaient l’église avec son clocher en feuilles de métal et le bâtiment de bois qu’il se rappelait être le Conservatoire — là où il avait tant de fois répété le Miserere.

Il avança encore. A sa gauche, une aire de stationnement, avec quelques voitures. D’autres bâtisses, toujours en bois, avec leur dalle-parasol en guise de double toit. Tout cela ressemblait à un village de vacances, planté parmi des bosquets taillés. Un seul détail révélait l’hostilité du lieu. La nouvelle clôture de fils d’acier et les projecteurs fixés sur les miradors qui tournaient lentement et faisaient scintiller les picots en forme de lames de rasoir. Derrière, se déployait le cœur de la Colonie.

Il s’orienta vers l’hôpital, pratiquant une large boucle. Rejoignant le côté droit de la construction, Volokine découvrit une porte latérale. Son chambranle était doté d’une serrure biométrique. Volokine joua de l’empreinte. La porte s’ouvrit sans la moindre résistance. Le Russe se dit que Wahl-Dushavni était vraiment un des cadors des lieux. Sa marque devait ouvrir toutes les entrées.

Volokine plongea dans un couloir obscur. Pour l’instant, il ne voulait pas fouiner dans les méandres de l’hosto mais accéder au territoire interdit des enfants. Nouvelle porte coupe-feu. Nouveau capteur digital. Il se livra au même manège que les deux premières fois. Il franchit le seuil et put sentir, physiquement, qu’il traversait une frontière. Celle des picots d’acier, dehors, et de tous les secrets, dedans.

Il marcha encore. Le ronronnement lointain d’une climatisation lui parvenait. La lumière des veilleuses de secours, ses pas absorbés par le linoléum, les murs uniformément blancs, tout concourait à donner une impression ouatée, anesthésiante, presque soporifique. Il n’avait aucun souvenir de ce lieu. Il n’y était jamais venu lors de son séjour. C’était sans doute pourquoi il était toujours vivant.

Il parvint à un nouveau hall d’entrée. Le reflet inversé du premier. La seule différence était que cet espace était privé d’éclairage. Seulement baigné par les rayons de la lune. Volokine le traversa puis sortit, sans difficulté.

La « zone de pureté ». Plus précisément « l’atrium ». Il se souvenait maintenant des noms. Des bâtiments et des serres étaient disposés selon une ligne ovale très ample, au creux d’une vallée peu profonde, aux pentes douces.

Au centre, une gigantesque main en bois tournée vers le ciel. À l’époque, cette figure le terrifiait. Une main d’inspiration chrétienne mais qui possédait un lien mystérieux avec les totems des cultures du Pacifique. Ces mondes des confins où règnent de puissants esprits, les Manas. Oui : cette paume de bois, orientée vers la voûte céleste, avait quelque chose de païen, de primitif, qui semblait précéder l’histoire chrétienne.

Volokine contourna la sculpture et traversa l’atrium en direction des serres, marchant toujours en dehors des sentiers. Ce qui le frappait maintenant, c’était la douceur de la pelouse. Ce n’était plus l’herbe rase de la steppe, qui crissait sous les semelles, mais une sorte de velours. Un autre détail l’intriguait : l’absence de vigiles et de chiens. La surveillance était entièrement électronique. Pas une bonne nouvelle. D’une façon ou d’une autre, à son insu, il était repéré.

Volokine pénétra dans la première serre. Odeurs de terre. Parfums humides. Un souvenir. Ses propres mains, enfant, cueillant ces fleurs — parce que la serre était emplie de fleurs. Il rejeta ce souvenir, qu’il ne comprenait pas, et attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Il distingua deux parterres, divisés par une allée centrale.

Des tulipes, a priori.

L’instant suivant, il rectifiait son jugement. Pas des tulipes, des pavots.

Un sourire lui échappa. Les hommes de la Colonie, sur leur territoire autonome, cultivaient des champs d’opium. Protégés du froid et des regards étrangers. La suite était facile à imaginer. L’exportation en Europe, qui bénéficiait d’une immunité diplomatique. L’expérience de l’Amérique du Sud pour la culture de la drogue. Les moyens astronomiques d’Asunción.

La boucle était bouclée.

Pour Volokine, tout avait commencé avec la drogue. Cette nuit, tout s’achevait avec elle.