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— Tu devines où nous sommes, non ? Volokine ne répondit pas.

— Dans un musée. Une galerie d’art, commencée par mon père, il y a plus de 60 ans, à Auschwitz.

Hartmann ouvrit ses bras vers les organes qui flottaient dans leurs tours de lumière rose :

— Des gorges. Trachée. Larynx. Cordes vocales. L’instrument de la voix. Le sujet des recherches de mon père. C’était sa passion. Il voulait conserver ces organes d’enfants qui avaient fait la preuve de certains prodiges. Une tradition à Auschwitz. Josef Mengele collectionnait les yeux vairons, les fœtus, les calculs biliaires. Johann Kremer les échantillons « frais » de foie. L’originalité de la collection de mon père, c’était son mode de préservation. Sa méthode préfigurait les techniques actuelles de plastination. Du formol. De l’acétone. De la résine… Mais laissons cela… L’important, c’est que nous ayons pu conserver cette collection et l’enrichir au fil des années.

Dans sa vareuse noire, avec sa tête de vieux lion fatigué, Hartmann ressemblait à un super-méchant de la série des James Bond. C’était assez fascinant de contempler un tel profil dans la réalité. Laissant aller ses pensées, Volokine ne comprenait ni son calme, ni sa distance. Il avait l’impression d’avoir fumé un mégajoint.

— Le paradoxe, continua l’Allemand, c’est que cet ensemble regroupe seulement des échecs. Des gorges qui n’ont pas atteint l’objectif que nous visions. Des organes que nous avons sauvés, in extremis, de la mue mais qui n’ont pas réussi à briser le monde. La prouesse que nous avons toujours cherchée, espérée…

— Je ne comprends rien à vos conneries.

— Le cri, Cédric. Toutes nos recherches convergent vers le cri. Volokine ne lâchait pas son sourire. Il jouait avec les nerfs de l’Allemand. Malgré sa position de condamné, il possédait ce pouvoir. Hartmann était un requin et la peur était son océan. Ses eaux naturelles. Par son attitude, Volo était en train de l’assécher.

— Tous les grands destins commencent avec celui du père, reprit l’Allemand. L’histoire d’Œdipe est d’abord celle de Laïos, son père, qui viola un jeune garçon. Et la psychanalyse n’aurait pas existé sans la faute de Jakob, le père de Sigmund Freud, qui cachait une seconde épouse.

— A chaque fois, il s’agit donc d’une faute. Quelle était celle de ton père ?

Sourire crispé de Hartmann. A ce moment, il ressemblait bien à ce qu’il était : un ogre. Un personnage de conte déambulant dans une forêt miniature et rosâtre.

— Au Tibet, en écoutant les mantras des moines tibétains, mon père a pris la mesure de l’influence de la voix sur la matière. L’onde sonore pouvait faire vibrer les objets. Les briser. Cette découverte s’est confirmée à Auschwitz. Mon père observait les Juifs dans les douches. Il enregistrait leurs hurlements. Il constatait des phénomènes. Des ampoules électriques explosaient comme des œufs sous l’impact des voix. Des grilles se descellaient sous l’effet des ondes sonores. Des prisonniers avaient les oreilles qui saignaient à cause des cris qui les assaillaient. L’appareil vocal était un territoire en friche. Une arme potentielle, qui pouvait atteindre une intensité insoupçonnée.

« Après la guerre, mon père a connu une crise mystique. Dans les ruines de Berlin, il a attiré à lui d’autres désespérés. Parmi ses disciples, il y avait beaucoup d’enfants. Des orphelins livrés à eux-mêmes. Mon père avait constaté, dans les chambres à gaz, la puissance particulière des voix enfantines. L’idée de poursuivre ses recherches sur le cri est revenue. Tout a pris une soudaine logique. Le meilleur moyen de se rapprocher de Dieu était la souffrance. Or, cette souffrance permettait d’accéder à une nouvelle capacité vocale. Dans l’esprit de mon père, Dieu lui accordait une arme : le cri qui tue.

Face au délire de Hartmann, Volokine se sentait libre, léger, ironique. Son intrusion dans la Colonie opérait comme une catharsis. Il n’avait plus peur de ses souvenirs. Il n’avait plus envie de drogue. Il avait percé la fine membrane de sa conscience. Le pus s’en exsudait maintenant. La guérison était cette libération, cette sérénité. Et s’il devait mourir, il mourrait en toute pureté.

— J’ai dix années d’arts martiaux derrière moi, fit-il. Ces histoires de « cri qui tue » et de points vitaux ne sont que des conneries. Des légendes.

— Les légendes ont toujours une source véridique ! Sais-tu que le dieu Pan, dans l’Antiquité, était célèbre pour son rugissement qui terrifiait les voyageurs ? Que le mot « panique » vient de ce mythe ? Sais-tu que les Irlandais utilisaient un cri particulier pour faire fuir leurs ennemis ? Un cri de guerre qui se dit en gaélique « sluagh-gairm  » et qui a donné le mot « slogan » ? Le cri est au cœur de nos cultures, Cédric. Au cœur de nos corps. Nous ne faisons ici que remonter à cette source. Nous remontons au mythe pour que le mythe redevienne une réalité.

— Conneries.

Hartmann reprit son souffle. L’expression du sage face à l’éternelle ignorance.

— Prenons les choses autrement. Tu serais étonné de la puissance que nous atteignons grâce à notre technique. La douleur, la peur révèlent une voix dans la voix. Une émission qui jaillit du plus profond du corps, qui libère tout l’appareil phonatoire et parvient à dépasser des seuils insoupçonnés.

Volokine se souvint des séances subies à la Colonie. Les décharges d’électricité. Les coups. Les brûlures. Et les cris. Ces cris qui résonnaient dans les couloirs souterrains. Enregistrés. Étudiés. Analysés. La voix qui se brise et qui doit briser le monde en retour.

La peur revenait. Cette peur qui ne l’avait jamais quitté et révélait maintenant sa raison d’être. Les salopards avaient fouillé ses entrailles pour débusquer le cri. Ils avaient traqué cette puissance au fond de son organisme d’enfant, à coups de décharges, de tortures sophistiquées.

Il demanda, d’une voix méprisante :

— Pourquoi s’acharner sur les enfants ?

— Tu sais d’où vient le mot « ascèse » ? Il dérive du grec ancien « askâris », qui signifie : « exercice », « pratique ». Un mot qui suggère un entraînement, une discipline mais aussi un art. Les enfants sont mes œuvres ! Mon but est d’en faire des chefs d’œuvre. En matière de cri, les enfants ont de meilleurs résultats. Les cordes vocales de petite taille atteignent une puissance insurpassable. Par la souffrance, nous réussissons à limiter la longueur de ces fibres. Nous préservons un organe absolument pur, exempt des scories de la sexualité.

Volokine tremblait maintenant. Il en avait assez entendu. Il fallait revenir à la réalité. Aux mobiles de l’affaire.

— Les quatre meurtres, pourquoi ?

— Une réaction en chaîne. Wilhelm Goetz travaillait pour nous. Quand il a contacté cette avocate, nous avons compris qu’il voulait témoigner contre nous. Nous avons dû l’éliminer. Dans le même mouvement, nous avons tué son giton. Il possédait peut-être des informations. Quand Manoury a appris la nouvelle, il a paniqué à son tour. Il prospectait pour la communauté depuis notre arrivée en France. Lui aussi pouvait se mettre à table.

— Et Régis Mazoyer ?

— Une autre mesure de prudence. Régis a séjourné ici. Peut-être avait-il compris le sens de nos recherches. Quand tu es venu l’interroger, tu nous as pris de vitesse. Nous étions certains que tu reviendrais le cuisiner. Il fallait exclure tout risque.

— Les mutilations, les inscriptions : pourquoi ?

— Pur folklore. J’espérais vous mettre sur la piste d’un tueur en série religieux. Utiliser le Miserere me semblait ironique. Ce chant est au cœur de nos recherches. Nous l’utilisons pour tester la pureté des tessitures.