— Je ne vous parle pas d’attaque, mais d’intervention. Vous connaissez Asunción. Vous savez sans doute comment y pénétrer. Il faut récupérer Volokine. C’est l’urgence. Après ça, on aura tout le temps de prévenir les flics, les vrais.
Rochas entra dans la salle et se servit une chope de café. Son calme le rapprochait du paysage minéral, dehors.
— Soit votre protégé n’a pas été identifié et la mission est simple. La zone des ouvriers agricoles est accessible. Soit il est déjà prisonnier et ça risque d’être beaucoup plus compliqué. Voire impossible.
— Vous êtes partant ou j’y vais seul ?
Rochas sourit et s’adressa à son fils d’un ton neutre. Rien entre eux ne trahissait leurs liens familiaux.
— Tu réveilles les autres. (Il se tourna vers Kasdan.) Vous, vous venez avec moi. Je vous expliquerai en chemin l’opération.
— Vous avez déjà votre idée ?
Rochas avança d’un pas. La clarté de ses yeux évoquait la mer. Plus que la mer, un certain coin de mer, une crique, un lagon.
— L’idée, elle est ici. (Il pointa son index sur sa tempe.) Depuis toujours. Seule l’occasion manquait. (Il sourit encore. Un plissement de séduction, irrésistible, s’opéra dans son visage.) Après tout, l’occasion, c’est peut-être vous et votre histoire de flic infiltré. Du jamais vu.
Rochas ouvrit une carte de la région sur la table de toile cirée. Kasdan posa sa chope et se concentra. La conquête de Troie commençait.
78
Quand Volokine se réveilla, la première chose qu’il perçut était un chant. A la fois lointain et diffus. Il se dit : « Ça y est. J’y suis. Je suis au cœur de l’enfer. » Puis il remarqua qu’il ne s’agissait pas du Miserere, mais d’autre chose. Il prit conscience qu’il ne pouvait pas bouger. Il n’était pas ligoté mais son cerveau ne commandait plus ses membres.
Le chant continuait.
Douceur inimitable d’un chœur, qui semblait avoir dépassé la matérialité des instruments pour devenir totalement abstrait. Il songea au Requiem allemand de Brahms, une des œuvres les plus mystérieuses jamais écrites. Mais non, ce n’était pas le Requiem.
Volokine repoussa mentalement cette musique qui l’hypnotisait et analysa son environnement immédiat. Il était allongé, nu, sur une table de métal recouverte de papier. Il sentait le froid de l’acier contre ses épaules. Lui-même respirait sous une longue feuille de papier. Un projecteur chirurgical était braqué sur son visage. Il se rappela que ce type de lampes ne produisait aucune ombre et cette idée lui fit peur. Rien pour se cacher. Totalement exposé. Totalement vulnérable.
La musique revint au premier plan de sa conscience. Les vagues continuaient, douces, suaves, tissées de voix d’enfants. Avec un effet retard, Volo constata qu’il ne souffrait plus de son allergie chronique aux chœurs. Il était guéri — mais c’était trop tard. Il était sur son lit de mort.
Dans un effort surhumain — qui lui parut surhumain —, il parvint à lever, très légèrement, la tête. Au bout de la table chirurgicale, il y avait une autre table. Un guéridon, couvert d’un tapis vert, sur lequel tombait une flaque de lumière, provenant d’un autre projecteur.
Autour, trois joueurs de cartes.
Tous masqués de papier, tous vêtus de blouses vert pâle.
Confusion de l’esprit. Panique en saccades. Volokine se dit que les chirurgiens attendaient, tout simplement, qu’il se réveille. Qu’il soit conscient pour l’opérer à vif — pour lui faire mal.
A cet instant, un des hommes leva les yeux au-dessus de son jeu. Il observa Volokine. Sous leur charlotte de papier, les joueurs avaient tous des cheveux blancs. Trois vieillards. Trois chirurgiens. Vicieux et cinglé ».
Le médecin murmura, d’une voix où se mêlaient accents allemand et espagnol :
— Notre ami se réveille.
Volokine laissa retomber sa tête. La lumière. La musique. La chaleur de la lampe. Le froid du métal. Un cauchemar. Il allait se faire charcuter par trois chirurgiens nazis sortis de leurs tombeaux sud-américains. Et le chœur montait toujours, de partout à la fois. Sans attaque, sans accent. Juste des nappes qui vous portaient comme le lent ressac d’une mer tiède.
Bruit de chaises.
Volokine s’accrocha au moindre détail. Un des hommes s’était levé. Froissements de papier. Le frottement des protège-chaussures.
Un visage masqué apparut dans son champ de vision. Des rides agglutinées autour des yeux. Une peau grise et parcheminée. Ce toubib ne pouvait pas devenir poussière, il était déjà poussière. Volokine songea à Marko, Sandman, l’homme-sable qui lutte contre Spiderman.
— « Le chœur des pèlerins » de Tannhäuser…, chuchota l’homme. A-t-on jamais écrit quelque chose de plus beau ?
Il battait lentement la mesure avec un bistouri étincelant, sous le nez de Volokine. Il chantonnait des syllabes en allemand. Volo ne pouvait y croire. Il était plongé au cœur d’une caricature terrifiante. Cette union, légendaire et horrifique, de la cruauté nazie et de la musique allemande.
— « Beglückt darfnun dich, ô Heimat, ich schauen, und grüben frob deine lieblichen Auen… », chantait le vieillard de sa voix enrouée. Tu sais ce que ça veut dire ?
Volokine ne répondit pas. Sa langue lui semblait dilatée, sèche comme un galet. Il comprenait maintenant qu’il était sous anesthésie. Ou sous un autre produit paralysant. Il allait mourir ici, entre les mains de médecins pervers. Mais peut-être lui épargnerait-on la souffrance…
— « Ô ma patrie, il m’est enfin permis de t’embrasser d’un œil comblé… », murmura le chirurgien. Des paroles d’une infinie tristesse… Des paroles qui nous parlent à nous, éternels exilés…
Volokine remarqua qu’il s’agissait d’une transcription de l’œuvre de Wagner pour voix enfantines. C’était bien le chœur d’Asunción qui chantait quelque part, dans une pièce voisine. A moins que cela ne soit un enregistrement. La musique lui semblait trop proche. Soudain, il se souvint du témoignage de Peter Hansen, l’homme à qui on avait prélevé les oreilles, sur fond de chorale.
Comme pour confirmer le pire, l’Allemand susurra à son tympan :
— Mon père était un grand chercheur. Il a beaucoup travaillé à Buchenwald puis à Sachsenhausen. Il travaillait sur la survie. Sur les forces profondes de l’homme qui lui permettent de se cramponner à l’existence. Il prélevait, un à un, les organes de ses sujets et chronométrait. Étonnant, paraît-il, à quel point des hommes entièrement vidés continuent de vivre, s’accrochant à la conscience en hurlant…
Volokine sentait la sueur inonder son visage. Une autre voix retentit dans la pièce, étouffée par le masque chirurgical :
— Tu viens jouer, oui ?
— J’arrive.
Le cinglé désigna la table ronde avec son bistouri :
— Tu sais que notre jeu te concerne ? Tu t’en doutes, non ? La voix rauque du vieillard se mêlait au chœur d’enfants. Ce sont des voix sans gravité. Des voix d’anges. Des voix de démons.
— Il faut que j’y aille. Sinon, mes compagnons vont tricher. Je les connais. Mais fais-moi confiance, j’ai de quoi les mettre au tapis…
Il disparut. Volokine en éprouva un bref soulagement. Puis des fragments du témoignage de Hansen revinrent lui brûler l’esprit. Des hommes qui s’étaient amusés à prélever des organes puis à faire deviner au Suédois quelles ablations ils avaient pratiquées. Allaient-ils faire la même chose avec lui ? Ou bien allaient-ils lui arracher, un à un, chaque organe jusqu’à la mort, pour mesurer son temps de survie ?