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— Nous jouons au poker, l’interpella le vieillard. Au Texas Hold’em. Rien de très original. Ce qui est inédit, c’est la nature de nos mises…

Volokine crut entendre des rires, étouffés par les masques.

— Sais-tu ce que nous misons ? Tes organes, mon petit. Nous avons déjà joué ton foie, tes yeux, ton appareil génital. Tu es notre cagnotte. Et je dois dire que, dans tous les cas, tu ne gagneras pas ce soir. Ce que nous gagnerons, nous, c’est le plaisir de récupérer nos gains, au sein de ton corps.

Volokine refusait d’écouter. Les explications maléfiques du taré. Les voix aériennes des petits diables. Ils m’ont fait une péridurale ou une injection de ce genre, je ne vais rien sentir. Je ne vais pas souffrir… Cette réflexion rassurante était aussitôt anéantie par sa petite sœur. L’idée qu’on allait l’évider comme un lapin. Ses couilles posées dans une cuvette d’inox. Ses yeux placés dans un bocal. Il ne sentirait rien. Il entendrait seulement ces voix merdiques chanter Wagner. Il voulut hurler mais la peur lui barrait toujours la gorge.

— Je vois.

— Je me couche.

Il y eut un claquement de cartes. Puis un silence. Du moins à la table de jeu. Car les voix continuaient toujours :

« Der Gnade Heil ist dem Büber beschienden, Ergeht einst ein in der Seligen Frieden… »

A ce moment, Volokine eut une révélation. Il avait chanté cette ode. Il l’avait chantée durant ses deux années d’initiation et, dans son esprit tordu par l’angoisse il se souvint de la traduction des mots :

« Tu accordes au pécheur le secours de ta Grâce, ainsi un jour il goûtera la paix des Bienheureux… »

La grâce lui serait-elle accordée, à lui ?

Goûterait-il un jour la paix des Bienheureux ?

Les pensées se disloquaient dans son cerveau. Les suées coulaient sur son corps nu. Il avait l’impression d’exsuder des rigoles, des rivières, des fleuves. Il avait l’impression de se diluer dans sa propre peur. De se résoudre dans un cauchemar qui n’était pas réel. Il allait se réveiller. Ou bien Kasdan aillait surgir. Ou bien…

Nouveaux grincements de chaises.

— Hans, vraiment, ce soir, tu es verni…

— C’est notre ami qui m’a porté chance. Des pas qui approchent.

Le visage raviné, coiffé de sa charlotte :

— Mes compagnons ont perdu gros, ce soir. J’ai beaucoup de travail.

Il tira un drap suspendu sur un portique, qui courait au-dessus de la table chirurgicale.

Quand il vit le rideau blanc emplir son champ de vision, Volokine hurla.

Cette fois, sa gorge était débloquée.

79

— Je vous rejoins, dit Kasdan.

Il regagna son break dans la ruelle pavée. Ouvrit son coffre. Attrapa le sac contenant son arsenal. Il aurait le temps, une fois sur place, de monter et de vérifier chaque arme. Ses mains tremblaient. La tête lui tournait. La fatigue. La faim. Et aussi l’excitation. Cette opération lui rappelait l’époque de la BRI.

Kasdan revint vers le 4 x 4 de Rochas. Il se demandait quel genre d’opération d’infiltration ils allaient entreprendre avec un tel véhicule. Un monstre qu’on entendait arriver à un kilomètre à la ronde. Il se demanda aussi où les babas trouvaient le pognon pour être ainsi équipés. Mais il ne posa aucune question. Ce matin, il était un invité. Une sorte de témoin diplomatique, tout juste toléré.

Le jour se levait. Péniblement. Douloureusement. Comme on se réveille d’un lendemain de cuite. Les premiers rayons de lumière évoquaient des courbatures, des migraines, des gestes entravés.

Près du véhicule, Rochas tirait sur une cigarette, les mains dans les poches de sa doudoune. Il ressemblait à un loup de mer.

— Ce qu’il vous faut, fit-il, c’est un petit Entebbé pour vous tout seul.

— Exactement.

— On va vous montrer qu’on peut mieux faire que ces salauds de youdes !

Kasdan tressaillit à l’insulte. Un relent d’antisémitisme affluait soudain, comme porté par le vent sec. Rochas sourit. Et le charme de son sourire effaça tout.

— Je plaisante, fit-il en balançant sa clope. On vit ici comme des sauvages. Les pires préjugés nous guettent toujours. On lutte mais ce n’est pas évident. Du reste, cela n’enlève rien à notre efficacité. Montez.

Rochas lui ouvrit la porte. Kasdan grimpa dans la voiture, sac sur les genoux. Il commençait à sentir quelque chose de glacé sous la peau du vieil homme. La même force froide qu’on surprend parfois chez les écologistes, qui prétendent aimer la Terre mais détestent l’humanité.

Le maire démarra. Manœuvra. Sortit du hameau. La steppe s’ouvrit dans la lumière du jour comme une mer, sans le moindre obstacle, la moindre construction, la moindre trace de vie humaine ni même de vie tout court. Comment ménager une attaque-surprise dans un tel paysage ?

Kasdan lança un coup d’œil dans le rétroviseur extérieur et aperçut deux 4 x 4 qui les suivaient sur le sentier. Un vrai cortège, plein de grondements et de poussière.

— Il y a un passage, dit Rochas, comme lisant dans ses pensées.

— Un passage ?

— La Colonie est vaste. Ils ne peuvent la surveiller en permanence. Nous connaissons un point de faiblesse. Un défilé dans le calcaire où nous pourrons passer sans être vus ni même soupçonnés. Nous déboucherons au plus près de l’enclos, en surplomb, sans qu’ils aient pu prévoir notre arrivée. Ce sera notre bataille des Thermopyles, sauf que le passage ne nous aidera pas à résister mais au contraire à nous infiltrer.

Kasdan lança un coup d’œil à Rochas :

— Vous étiez ici, avant la Colonie ?

— Nous l’avons vue s’installer, évoluer, s’étendre. Comme un cancer. Aujourd’hui, nous étudions le développement des métastases.

— Qu’est-ce que vous appelez « métastases » ?

— L’hôpital. Les écoles. Les concerts. Tous ces mensonges qui endorment la méfiance des habitants de la région et dissimulent le Mal.

Kasdan songea aux enfants torturés. Aux expériences inimaginables. Il songea à Volokine, qui avait connu ce cauchemar. Qui l’avait intégré dans sa chair, oublié, puis transformé en faim de drogue. Était-il déjà aux mains des bourreaux ?

Cahots et vrombissements du moteur ne cessaient de se répondre, en une sorte de dialogue serré. Les véhicules ne suivaient plus une piste mais roulaient à travers la plaine. L’immensité du territoire sidérait Kasdan. Nouveau coup d’œil au rétroviseur. La file de voitures s’était enrichie de deux autres véhicules. L’assaut était en marche.

Ils roulaient depuis dix minutes. A combien de kilomètres se trouvait la faille ? Peut-être le temps de connaître les motivations de chacun. Et leur fiabilité…

— Et vous, demanda-t-il, vous avez une histoire personnelle avec la Colonie ?

— Bien sûr. Mais ce serait trop long à vous raconter. Si nous nous en sortons, nous en parlerons plus tard. Vous comprendrez mes raisons.

Rochas ralentit et rétrograda. La steppe n’avait pas changé. Absolument rien ne distinguait la zone. Toujours les mêmes dunes rases. Toujours les rochers et les fondrières. La lumière mordorée du matin ne parvenait pas à adoucir ce désert.