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La crise reculait. Il le sentait. La fièvre s’atténuait, pour laisser place au froid. Un jus glacé dans ses artères, cliquetis de cristaux, blessant les parois de ses veines.

Il en était à son deuxième jour sans came.

L’un des pires, avec le troisième.

Et, pour dire la vérité, pas mal de ceux qui allaient suivre.

Mais il fallait s’accrocher. Pour se prouver à soi-même qu’on n’était pas malade. Ou du moins que la maladie n’était pas incurable. On pouvait s’en sortir. Il le savait. On lui en avait parlé. Dans son esprit violenté par le manque, cette idée sonnait comme un mythe. Une rumeur invérifiable.

Il se redressa. Se laissa choir sur le cul, dos au mur, bras gauche posé sur la lunette, bras droit ouvert, comme en attente d’un fix. Il baissa les yeux sur ce membre, détaché de lui-même, jaune, bleu, violacé, aussi maigre qu’une liane. Il éclata d’un rire bref, sinistre. Tu tiens pas la grande forme, Volo… Il se massa lentement l’avant-bras, sentant la peau, dure comme une écorce, les muscles, les os là-dessous, serrés, rongés.

Deux jours sans came. Aujourd’hui, il avait essuyé le trou noir classique. Le calme avant la tempête. Quand le monstre sort du puits pour exiger sa nourriture. Il avait attendu que l’hydre jaillisse, sorte sa tête hideuse. Elle était apparue sur le coup de minuit et voilà 2 h qu’il se débattait avec elle, façon héros de l’Antiquité.

Il noua les deux bras autour de ses épaules et tenta de réprimer ses tremblements. Il claquait tellement des dents et des os, que la lunette à côté de lui tressautait à contre-rythme. Il sentit son estomac se soulever à nouveau et crut qu’il était bon pour un tour. Mais non. Après un rot sec, son ventre se relâcha brusquement. Tu tiens le bon bout… Il allait pouvoir ramper jusqu’à sa chambre et prier pour que le sommeil l’emmène au moins jusqu’à l’aube.

De jour, l’enfer avait tout de même une autre gueule.

Il trouva la chasse d’eau. Actionna le mécanisme.

A quatre pattes, il commença à avancer. Sa chemise trempée de sueur lui collait au dos. Des frissons lui faisaient vibrer les bras, comme lorsqu’on en est à sa centième pompe…

Retourner dans la chambre.

Se blottir dans son duvet. Supplier le sommeil.

Quand il se réveilla, sa montre indiquait : 4 h 20. Il était resté sans connaissance plus de 2 h mais n’avait pas dépassé la porte des chiottes. Il s’était simplement évanoui, là, sur le carreau, au sens propre du terme.

Il reprit sa marche. Rythme de limace. Se recroquevillant encore, s’arc-boutant dans ses frusques raides de sueur séchée, il parvint jusqu’au couloir. Un vague espoir s’insinua en lui. Il allait ressortir plus fort de ce cauchemar. Oui. Plus fort et tatoué au fer rouge, jusque dans les moindres replis de son cerveau. Plus jamais ça.

Il parvint à se mettre debout, épaule contre le chambranle. Se glissa dans le couloir dos au mur, soulevant sa carcasse de quelques centimètres pour la lancer un peu plus loin. Le crépi, puis le contreplaqué d’une porte. Et ainsi de suite. Dans chaque chambre, il devinait les autres suppliciés, les tocards dans son genre, tous en cure de désintox…

Une porte. Deux portes. Trois portes…

Enfin, il attrapa la poignée de sa piaule et franchit le seuil. Un demi-jour régnait dans l’espace de quinze mètres carrés. Il ne comprenait pas. Comme pour achever sa confusion, il entendit les cloches du village d’à côté. Il fixa sa montre : 7 h. Il s’était évanoui une nouvelle fois et avait fini sa nuit, sans même s’en rendre compte, dans le couloir.

Il révisa ses plans.

Plus la peine de dormir. Un café, et en route.

Avec une lucidité nouvelle, il photographia du regard chaque détail de sa chambre. Le tapis élimé couvert de taches. Le linoléum rougeâtre. Le duvet. La table avec sa lampe Ikea. Les motifs graffités sur le papier peint. La fenêtre où pleurait un jour de suie.

Une convulsion l’arracha à sa contemplation.

Il grelottait. Depuis deux jours, il oscillait entre ces états brûlants et ces chutes glacées, dans des frusques toujours moites. Du blanc des yeux aux orteils, il avait la même teinte jaunâtre. Ses urines étaient rouges. Ses fièvres noires. Au fond, le manque s’apparentait à une maladie tropicale. Une saleté qu’il aurait contractée dans un pays lointain, pourri, qu’il connaissait bien : les terres boueuses de l’héroïne.

Il avait besoin d’une douche bien chaude mais il ne voulait pas retourner dans le couloir. Il opta pour un café. Il avait ici tout ce qu’il lui fallait. Un réchaud, du Nés, de l’eau. Il se dirigea jusqu’à l’évier, fit couler de la flotte dans une gamelle de camping, puis revint près du réchaud. D’une main tremblante, il gratta une allumette et resta immobile, hypnotisé par la flamme bleutée. Il demeura ainsi jusqu’à ce que la morsure du feu le rappelle à l’ordre. Il gratta une autre allumette, puis une autre encore.

A la quatrième, il parvint à allumer la couronne du réchaud. Il pivota et saisit la cuillère avec précaution. Il la plongea dans la boîte de Nescafé. Alors que l’eau crépitait déjà dans la casserole, il stoppa de nouveau son geste. La cuillère. La poudre. Il réalisa qu’il apportait un soin particulier à cette opération comme s’il s’agissait du rituel qu’il cherchait à oublier.

Il répandit le Nés dans le verre. Tomba de nouveau en pâmoison devant la surface de l’eau qui frémissait. Les cloches sonnèrent. Une heure était encore passée. Le temps était désormais dilaté. Une chose molle qui évoquait les toiles de Dali où les aiguilles des horloges sont fléchies comme des rubans de réglisse.

Il enfonça sa main dans sa manche. Saisit l’anse de la casserole. Fit couler l’eau dans le verre, qui se remplit aussitôt d’un liquide brunâtre collant parfaitement à cette heure morne du jour.

Alors seulement, il se souvint qu’il avait rendez-vous.

Cette nuit, avant la crise, il avait reçu un appel.

Un signe dans les ténèbres…

Il sourit en songeant au télex qu’on avait détourné pour lui. Un meurtre, une église, des enfants : tout ce qu’il lui fallait. La situation tenait désormais en un axiome. Cette enquête avait besoin de lui. Mais surtout, il avait besoin d’elle.

10

Comme chaque fois, l’homme roule dans la poussière.

La poussière rouge de la terre africaine.

Empêtré dans sa djellaba, il tente de se relever mais la ranger le cueille au ventre, puis sous le menton. L’homme se cambre, s’écroule. Coups de pied. Au visage. Dans le ventre. Dans l’entrejambe. Les bouts ferrés trouvent les pommettes, les côtes, les os fragiles à fleur de chair. L’homme ne bouge plus. L’agresseur peut calculer ses coups à son aise. La mâchoire, les dents, l’arête du nez, les lèvres, le fond des yeux. La peau éclate, dénudant les muscles, les fibres, en une boue sanglante mêlée de terre.

Les mains attrapent le jerrican. L’odeur du gas-oil supplante celle du sang. La coulée s’attarde sur la figure, le cou, les cheveux. Le briquet claque et tombe sur le torse. Le feu prend en un souffle brusque. Flamme violacée qui vire tout de suite au rouge. Soudain, l’homme se redresse : c’est un lézard. Un lézard géant, dont la gueule effilée jaillit de la capuche, et les pattes griffues des manches de la djellaba…

Lionel Kasdan se réveilla, le cœur affolé. Il avait encore dans les narines l’odeur de la toile brûlée, associée à celle, atroce, des chairs et des cheveux grillés. Il mit plusieurs secondes à comprendre que le bruissement des flammes n’était que la sonnerie du téléphone.