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Kasdan sortit du véhicule, alors que les conducteurs et passagers des autres 4 x 4 jaillissaient, tenant tous une arme automatique. Cliquetis caractéristiques des fusils. Electricité de l’air, propre à une communauté armée quand la bataille est imminente. Kasdan devait faire un effort pour contrôler son excitation. Au fond de lui, une joie secrète l’étreignait. Il ne pensait plus éprouver cela avant sa mort.

Il posa son sac au sol et l’ouvrit. Sortit la mallette de sécurité du fusil à lunette. Attrapa au fond de sa poche son jeu de clés miniatures. Déverrouilla les deux serrures à pompe. Ouvrit le coffret en résine et admira les pièces soigneusement encastrées dans la mousse crénelée.

Il allait sortir le canon et la lunette quand un pressentiment lui fit lever les yeux. Cinq hommes en doudoune brillante se déployaient autour de lui, fusil au poing.

Les armes étaient toutes braquées sur lui.

Les faisceaux laser se concentraient sur sa poitrine.

Avant qu’il ait pu comprendre, un contact vint compléter le cercle.

Un canon sur sa nuque.

La voix de Rochas, chaude, enjouée :

— Kasdan, en un sens, tout ça est ce qui pouvait t’arriver de mieux.

Il ne répondit pas. Il ne comprenait pas.

— Lève-toi. Lentement. Et tourne-toi. Les mains écartées, évidemment.

Kasdan s’exécuta. Dans ce mouvement, la vérité prit forme. Si tordue, et en même temps, instantanément, si évidente, qu’il s’en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt. Quand il rencontra la nacre bleutée du regard de Rochas, il sut que oui, il avait deviné juste.

Pierre Rochas était Bruno Hartmann.

Arro et ses hippies n’étaient que les sentinelles de la Colonie.

— Tu connais l’histoire du roi invité par un autre souverain, qu’on place dans un labyrinthe pour se moquer de lui ? demanda-t-il en se plaçant face à Kasdan. En retour, le roi invite son hôte et l’abandonne dans le désert de son royaume. Il lui dit : « Voici mon labyrinthe, sans porte ni escalier. Un labyrinthe dont on ne ressort pas, parce qu’il n’a ni limite ni issue. » Cette steppe est mon labyrinthe, Kasdan.

Il se pencha et le fouilla, saisissant son 9 mm puis le lançant à l’un de ses sbires. Il palpa ses chevilles et trouva le Glock 33, « le missile de poche », que Kasdan avait l’habitude de porter à la cheville.

— Une frontière n’est pas une question de clôtures. Nos ennemis se sont toujours concentrés sur les enclos de la Colonie, cherchant à y pénétrer alors que nos territoires commencent bien avant. Et que ses membres majeurs vivent hors de l’enceinte. C’est l’éternelle histoire de la lettre volée. On ne trouve jamais quelque chose qui n’est pas caché. Depuis des années, je veille sur ma colonie, faisant mine de la surveiller. En réalité, je vous surveille, vous, les intrus.

Une ultime vérité traversa l’esprit de Kasdan. Wilhelm Goetz, en choisissant de diriger des œuvres chorales dont les premières lettres formaient le nom de « Arro », ne cherchait pas à désigner le hameau le plus proche de la Colonie. Il voulait révéler le secret de la secte. Son roi habitait Arro. Bruno Hartmann, le cerveau de la communauté, ne se trouvait pas derrière les clôtures coupantes mais en dehors…

— Où est Volokine ?

— En traitement.

— Qu’est-ce que vous lui faites ?

— Ne t’inquiète pas. Ta visite m’a fait revoir mes plans. J’ai décidé de vous associer à une opération utile. Une chasse à l’homme. Pour entraîner mes enfants. Une étape nécessaire de l’Agogé.

— Quelles en sont les règles ?

— Dix minutes d’avance pour toi et le gamin.

— Qu’est-ce que nous gagnons ?

— Votre temps de survie. Je n’ai rien d’autre à vous offrir. Kasdan prit une bouffée d’air glacé. Mourir comme un gibier dans cette steppe ne serait pas une mort si déshonorante. Mieux que de crever d’un cancer dans un hôpital parisien. Ou d’une rupture d’anévrisme dans son sommeil.

— Volokine, où est-il ?

— Dans la lande. Avec un peu de chance, vous vous retrouverez et vous pourrez unir vos efforts.

Kasdan sourit.

Oui. Cette fin n’était pas si mal.

Mourir au côté de Volokine, après s’être battus comme des Spartiates.

80

Volokine ne comprenait pas comment il s’en était sorti. Pourquoi il n’avait pas été charcuté. Pourquoi il courait maintenant dans la steppe, vêtu de l’uniforme de la Colonie — vareuse et pantalon de toile noire, croquenots d’origine allemande.

Il courait, après avoir été balancé d’un 4 x 4 comme on jette un appât avant la chasse.

Il courait sans se poser de questions.

Il courait en observant le paysage et en évaluant ses chances de survie.

Pas de champs cultivés. Seulement une plaine infinie. Paysage lunaire, percé de cratères et de marécages. Gris et vert, vert et gris, d’où saillait de temps à autre un sapin hiératique, dont même les épines n’avaient pas résisté aux bourrasques du vent. Loin, très loin, l’horizon était si net, si dur, qu’il évoquait le frottement de deux silex, ciel contre terre, prêts à faire jaillir le feu.

Il courait encore. Le sifflement du vent dans les oreilles. Les vautours tournant en cercle au-dessus de sa tête. Il sentait l’herbe gelée craquer sous ses pas. Il avait l’impression de marcher sur la fine couche de glace d’un lac, croustillante comme la croûte d’une crème caramel. Une couche qui menaçait de craquer d’un instant à l’autre et de l’engloutir dans des eaux noires. Mais pour l’instant, ça tenait. Et lui-même tenait. Malgré sa jambe blessée. Malgré les relents de l’anesthésie. Malgré la fatigue et les crampes.

Il courait toujours. Fonçait d’un rocher à l’autre. Dévalait et escaladait les ravines. Trébuchait dans les trous. Il s’accrochait à son propre rythme. A ses propres sensations. Souffle régulier. Foulée régulière. Même la douleur de sa cuisse était devenue régulière. Une présence amie. Chaleureuse.

Il commençait à reprendre espoir quand une présence subliminale le toucha au cerveau et le fit courir de travers. Il se tordit la cheville. S’arrêta à couvert d’une dalle. Lança un coup d’œil derrière lui.

Ils étaient là.

A cinq cents mètres sur sa gauche. Marchant côte à côte, couvrant une ligne latérale de cent mètres de largeur. Col blanc, veste noire, casquette noire. Volo distinguait leurs visages blêmes, fermés, magnifiques. Les plus âgés ne devaient pas avoir 12 ans. Tous tenaient une baguette avec laquelle ils battaient les herbes devant eux. Une baguette d’acacia seyal. Le bois de la Sainte-Couronne. La seule manière autorisée de « toucher le monde »…

A les voir ainsi, tapotant la terre, fouettant les herbes, on songeait à une armée en marche. Une armée sans états d’âme, traquant, cherchant, flairant l’ennemi. Ils ressemblaient aussi à des petits sourciers cherchant de l’eau avec leur baguette. Ce sont des enfants. Ils ont la pureté des diamants les plus parfaits. Pas d’ombre, pas d’inclusion, pas de faille. Mais leur pureté est celle du Mal.

Le cœur brûlant, le corps laqué de sueur, Volo jeta un regard devant lui. La lande, à perte de vue. En courant encore, il finirait bien par atteindre un village. Ou une route bitumée. Mais il n’avait aucun repère. Durant le trajet, on lui avait bandé les yeux. Et d’ailleurs, avec les résidus d’anesthésie dans ses veines, la panique qui l’avait secoué sur la table d’opération, l’ahurissement du trajet en 4 x 4, il n’avait plus son esprit. Rendu à l’état de bête, il lui fallait courir. Et courir encore. Comme un cerf dans une chasse à courre.